Valérie Lagrange, Paris, 1998

Valerie Lagrange

Un interview à retrouver sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=MGoO-GYU3yA

« Je m’appelle Danielle Charaudeau. Mais Valérie, c’était plus fun que Danielle, du moins à la fin des années 50. Et comme la plupart des scènes que j’ai tournées dans La Jument Verte se passaient dans des granges, je devins Valérie Lagrange en 1959 ».
Toute jeune actrice, en un seul film elle devient une vedette prometteuse. Mais pas sans douleur ! Pendant le tournage, Claude Autant-Lara s’est montré véritablement odieux envers elle. Il fallait qu’il se défoule, qu’il passe ses nerfs sur quelqu’un. C’était impossible avec Bourvil, qui était la vedette, et qui l’aurait remis à sa place : « Autant-Lara me traitait de tous les noms orduriers qui avaient cours à l’époque ! Moi j’étais inconnue et n’avais que 17 ans ».
Après le cinéma, le théâtre. Et enfin la chanson : fin 1964, ses tout premiers enregistrements sont publiés sur le super 45 tours « Paris-Wellington ». Elle connaît le succès avec son deuxième disque (avril 1965), grâce à une formidable composition de Serge Gainsbourg, « La Guerilla » et se pose, avec ce titre, en rivale provisoire de Brigitte Bardot dont elle possède le physique et, sur certaines chansons, également le phrasé. Les nostalgiques du son sixties continuent, encore aujourd’hui, d’écouter ses premiers tubes : « La Bague au nez » (1965), « Encore un jour de notre amour » (1965), « Moitié ange, moitié bête » (1966) ; ajoutons les moins connus « Le Même jour » et « Le Printemps s’ouvre en décembre ». Une demi-douzaine des plus belles chansons des années soixante que l’on peut réécouter avec toujours le même ravissement. Le coup de génie fut d’avoir fait appel, pour l’accompagner en studio et sur scène, à une formation qui donne aux disques de Valérie une touche d’exotisme reconnaissable dès la première écoute : Los Incas, groupe sud-américain qui accompagna également Marie Laforêt avant Simon and Garfunkel.
La belle craque en mai 68...
Bouleversée, traumatisée par la violence de ces journées historiques à Paris, elle dénonce ses contrats professionnels et part se réfugier en Italie. Sa vie privée connaît aussi des remous : en 1960 elle avait épousé le photographe Serge Beauvarlet dont elle a eu un fils en 1961. Elle est maintenant follement éprise de Jean-Pierre Kalfon, cet acteur et personnage bien trempé avec qui elle a interprété en duo « La Chanson De Tessa » sur un texte de Jean Giraudoux.
À Positano, au sud de Naples, elle fait la connaissance du chanteur Shawn Phillips, en 1969, puis elle écrit alors le premier morceau du style qui est encore le sien aujourd’hui : « Si ma chanson pouvait ». Enthousiasmé, Shawn Phillips l’invite à Londres. Valérie obtient le privilège d’être accompagnée par les musiciens d’Elton John.
Elle rentre à Paris... En tant que chanteuse, tout le monde l’a oubliée. Elle peine à remplir la minuscule salle du « café d’Edgar » – j’y étais ! – et fait la manche devant les bistrots de Montparnasse… ce qui nous permit de lier connaissance et boire ensemble une bonne bière… Heureusement elle continue de faire du cinéma : Le Bon et les méchants de Lelouch en 1976 est déjà son 27ème film. Mais aujourd’hui, de sa carrière cinématographique, on retiendrait surtout Les Tribulations d’un Chinois en Chine en 1965 et Un homme et une femme en 1966… jusqu’à plus récemment le déchirant Mes nuits sont plus belles que vos jours de Zulawski en 1989.
Elle reprend sa guitare et ses partitions… Valérie entame une deuxième brillante carrière d’actrice et de chanteuse. Mais fini le temps des chansonnettes écrites par autrui. Elle est désormais A.C.I. (auteur-compositeur-interprète), publiant plusieurs albums sur le label Virgin. Avec des tubes : « Faut plus me la faire », « La folie », « Le jeu » … Au début du troisième millénaire, c’est auréolée d’une notoriété certaine qu’elle continue d’enregistrer une sorte de world music intelligente et raffinée (Fleuve Congo, 2003). Et, histoire d’amour, en juin 2009 Valérie épouse Ian avec qui elle vivait depuis 1973. Tous deux avaient traversé mille épreuves !

L'interview :
- Pour le grand public, il y a un grand trou dans ta carrière : pas de disque pendant des années. Ça nous a manqué, à nous, les petits fans de l'époque, entre cette période de tubes écrits par Gainsbourg et votre retour fin des années soixante-dix... Il s'est passé beaucoup de choses que tu vas nous raconter par le menu...
- Voilà, ce qui s'est passé, c'est que en fait, mai 68 pour moi ça a été une cassure dans ma vie. Je n'étais pas politisée, je ne comprenais rien à la politique... mais j'étais comme tout le monde avec une espèce de ras-le-bol, le besoin de tout casser, tout recommencer, repartir à zéro, essayer de reconstruire le monde. Je croyais comme plein de gens qu'on pouvait changer le monde, que l'amour pouvait changer le monde. Le 11 mai 68 je me suis retrouvée à remonter le boulevard Saint-Michel avec des copains, y avait Clémenti, Kalfon, Jean-Luc Godard et des tas de gens ; et puis d'un seul coup on s'est retrouvés en train de passer des pavés... et puis on s'est retrouvés en train de cavaler dans tous les sens, il y avait des cars de CRS qui nous fonçaient dessus. J'ai eu la peur de ma vie ! Enfin bon ça a été une nuit absolument incroyable où moi de toute façon je suis restée dans un appartement de la rue Royer Collard où il s'est passé le pire, les plus gros, les plus chauds combats. On avait mis de l'eau dans la baignoire et toute la nuit les gens montaient et descendaient, certains le visage en sang, ils venaient se mettre la tête dans la baignoire, ils se mettaient des pochettes de disques sur la tête, il y avait deux voitures l'une sur l'autre qui brûlaient juste devant les fenêtres... Il faisait une chaleur terrible dans l'appartement... On entendait des coups de feu... Vraiment c'était la guerre, j'étais effrayée parce que moi j'ai jamais aimé la violence, j'étais effrayée. Et le lendemain je suis partie en Italie.
- Il n'y a pas que l'Italie : je sais que D'ailleurs vous avez voyagé beaucoup. D'ailleurs vous le proclamez et le chantez :
« je suis allée au sud, au nord, à l'est, à l'ouest...
- Je tournais dans des petits films, des petits machins, jusqu'au moment moment où on m'a proposé de partir avec Barbet Schroeder pour tourner La Vallée en Nouvelle-Guinée. Je suis partie avec avec eux, avec Jean-Pierre, Bulle Ogier. On a passé quatre mois dans les tribus papoues, encore une chose extraordinaire dans ma viendrai-je safa était encore jeune et lui n'est ni tout à fait extraordinaire dans ma vie, un très très grand souvenir que d'arriver au beau milieu de gens qui vivent presque encore à l'âge de pierre. Et je venais de découvrir aussi le bouddhisme qui m'avait fait beaucoup de bien, parce qu'en fait, moi, j'étais quand même quelqu'un d'assez angoissé... Très angoissé, même, et le bouddhisme m'apaisait, répondait à des questions que je n'avais même pas réussi à formuler moi-même. C'était une thérapie pour moi le bouddhisme. Après la Nouvelle-Guinée, au lieu de rentrer directement en France, je suis restée en Inde pendant un an ; j'étais avec mon fils qui avait onze ans. Après l'Asie je suis rentrée ; j'ai passé deux mois à Paris, mais après l'Inde et la Nouvelle-Guinée, je me suis dit « mais ils sont fous, enfin, c'est un asile de fous ici ! ».
- Est-ce qu'à chaque voyage tu avais l'impression que la musique du pays que vous visitiez s'imprégnait en toi ? Est-ce que ça te modelait ? Parce que entre ton premier et ton dernier disque il n'y a pas de ressemblance...
- C'est sûr ! J'ai adoré la musique indienne, j'en écoute souvent, j'adore toujours ça ; j'ai un grand souvenir des chants papous (d'ailleurs je m'en suis servie dans le deuxième album que j'ai fait chez Virgin pour l'introduction et la fin d'un morceau qui s'appelle « Vengeance »). J'adore toutes les musiques... En ce moment je suis un peu déroutée par ce qui se passe au niveau de la musique, je ne peux pas dire que j'adore le rap, ça me fatigue très très vite ; la techno aussi, et dans le rock je ne trouve pas qu'il y ait grand chose qui se passe. Donc, moi, j'écoute Cesaria Evora, j'écoute la musique indienne, j'écoute de la musique africaine, de la musique celtique. La musique du monde, quoi ; ce sont même ces musiques là qui me font vibrer parce que la musique actuelle ne me fait pas vibrer. Même le reggae, je trouve qu'il ne se passe plus grand chose dans le reggae. Je suis un peu déroutée en ce moment...
- Ce retour à Paris, comment s'est-il passé ?
- Je n'avais plus envie de refonctionner comme ça, avec tout ce que j'avais oublié en un an et demi. J'ai entendu parler d'une communauté (c'était un peu l'époque des communautés... Un peu beaucoup, d'ailleurs) et on est partis en stage à côté de Sisteron ou l'on a vécu une expérience intéressante (Higelin est venu nous rejoindre un certain moment) ; on a vécu six mois, on faisait des concerts avec Higelin, on allait jouer dans les rues, on se mettait en contact les comités des fêtes dans les mairies ou on organisait tout nous-mêmes. Mais au bout d'un moment ce n'était plus tellement vivable alors je suis partie de la communauté qui s'était un petit peu désagrégée, certains sont allés à Ibiza. C'était la fin du rêve, la fin de l'utopie. Moi j'en avais marre de faire la route, donc, en 1972, je suis remontée à Paris... J'avais passé quatre ans un peu en dehors de tout, ça a été très dur, je n'avais plus d'argent, plus de maison, plus d'amis !).
- Et plus de nom non plus...
- Le nom je m'en foutais un peu, mais c'était surtout que j'avais plus grand chose à dire à mes amis qui étaient restés à Paris : ce que j'avais vécu était tellement différent par rapport à ce qu'ils avaient vécu en France pendant le même laps de temps ! Au bout d'un moment j'ai rencontré Ian qui est un musicien anglais de rock et on a commencé à faire des trucs ensemble, on est partis en tournée avec Raymond Wright, on faisait la première partie de Graeme Allright, et puis on a fait des tas de petits concerts à droite à gauche ? on a même fait la manche pendant six mois dans les restaurants. Parfois il y avait des gens qui me reconnaissaient et qui me disaient « Mais enfin ma pauvre Valérie, qu'est ce qui vous est arrivé ? ». En fait c'était la plus belle période de ma vie : on était complètement insouciants, on était SDF, on habitait chez les uns ou chez les autres, on avait nos sacs en plastique et les guitares, on était comme deux oiseaux sur la branche, on était heureux !
- Indiscutablement, Ian a transformé, non seulement ta vie privée, mais aussi ton art, ta perception de la musique.
- Ian est un artiste précoce. Dès l’âge de 13 ans, il jouait déjà de la musique. Dans son Angleterre natale, il avait pour ami d’enfance un certain Mel Collins, musicien quasiment mythique dont on retrouve le nom sur d’innombrables pochettes de disque. Ian et Mel ont d’abord fondé les Stormsville Shakers, puis Ian est venu en France. Il a dû s’y plaire, car il y est resté ! On le retrouve alors dans Alice (« Arrêtez le monde »). Lorsque le groupe a cessé d’exister, Ian m’a rejointe, et nous avons commencé à écrire des chansons ensemble. En gros, c’est plutôt moi qui trouve les textes et les mélodies, et Ian les arrangements.
- Tu as été la première artiste à signer chez Virgin, ça c'était quand même une grande fierté : Virgin était une boîte de prestige...
- Quand j'ai signé, ce n'était pas avec Virgin-France parce que ça n'existait pas encore, j'ai signé avec les Anglais, avec Richard Branson ; le disque est sorti et ça a bien marché. C'est juste à ce moment-là que Virgin-France a été créé donc, automatiquement, je suis repassé de Virgin Angleterre à Virgin France et donc j'ai été effectivement la première artiste Virgin France.
- Un disque enregistré avec des pointures internationales ! C’était quand même un événement, ce premier album pour Virgin !
- Oui. On nous a présenté les Sinceros, des artistes anglais qui nous ont tout de suite emballés... Les Ruts, ensuite, sur le deuxième album ; j'avais envie de jouer avec des musiciens anglais parce que, d'abord, je préférais travailler avec des Anglais, ils sont beaucoup plus calmes, organisés et efficaces... Ça a changé, depuis : maintenant les musiciens français se sont mis un peu au même au même diapason, mais à l'époque les musiciens français, c'était une horreur, c'était sans arrêt des psychodrames pour rien, dès qu'on avait dit un truc plus haut qu'un autre, les gars étaient vexés, c'était infernal ; et puis je trouvais qu'ils étaient vraiment moins bon à l'époque que maintenant. Heureusement les choses ont changé, il n'y a plus du tout de différence ; mais c'est pour ça que j'ai enregistré tous mes albums en Angleterre et avec des Anglais.
- C'est peut-être le summum de ta carrière d'être arrivée, comme ça, à jouer une musique que tu voulais jouer depuis longtemps avec des musiciens que
tu avais plus ou moins choisis toi-même...
- Oui c'était bien mais on l'a payé très cher : si d'un côté on était très gratifié, on était dans les meilleures conditions mais, bon, le show business c'est vraiment un milieu trop lourd et on l'a payé très cher.
- Nous revoici, treize ans plus tard après la parution de ton dernier album, Rebelle. Une fois de plus, tu nous as joué la scène de l’abandon !
- Ian a connu un dramatique problème de santé, et il n’était pas possible de continuer de tourner ou même envisager d’enregistrer. A présent, il se remet, lentement. Pendant toutes ces années, bien sûr, j’ai continué d’écrire des chansons. Mais, après tout ce temps au chevet de Ian, je ne me sentais pas la force, encore récemment, de retourner en studio.