Jethro Tull, 1976
Le grand groupe était à Paris pour un unique concert ainsi que pour parler du nouvel album, Too old to rock'n'roll, too young to die. Rappelons l'histoire du groupe.
Après s’être nommé The Blades (de 1963 à 1965), The John Evan Band (1965-1966) puis brièvement Navy Blue, Ian Henderson’s Bags O’Nails et Candy Coloured Rain, le groupe jette son dévolu sur Jethro Tull, un nom bizarre et original pour un groupe de rock... Un nom emprunté à un grand propriétaire terrien britannique du 17ème siècle responsable d'importantes réformes agraires tendant à améliorer le sort des paysans de l'époque. Du Moyen-Âge, il n'y a pas que ce nom qu'ait employé Ian Anderson pour se donner une image de marque : outre son côté mythologique, ses allures de satyre renforcées par son jeu de scène et ses textes («Aqualung»), Anderson possède toute une culture fortement impressionnée par le Moyen-Age et se ressentant dans les paroles de ses chansons, dans ses musiques et surtout dans ses arrangements (principalement dans Passion Play, qui est peut-être l'album le plus élaboré et le plus difficile d'approche).
En 1968, lorsque sort le premier vinyle, le groupe se compose de Ian Anderson, chant et flûte, et compositeur de la majorité des morceaux (neuf ans plus tard, au moment de notre première rencontre, c'est-à-dire en 1976, Ian est le seul rescapé de la formation originale), Mick Abrahams, guitare, Glen Cornick, basse, et Clive Bunker, batterie. On est en plein «blues boom» en Angleterre et Jethro Tull n'est qu'un groupe de plus avec toutefois un « petit quelque chose » qui attire l'attention : une tenue assez particulière. Les Tull ressemblent tout simplement... à des clochards. Ajoutez à cela un «gimmick » : c'est le premier groupe de blues à utiliser la flûte comme instrument majeur (Ian joue de la flûte, non par passion ou par vocation, mais simplement parce que « en concert, c’est moins chiant à transporter qu’un piano »... c'est du moins ce qu'il raconte).
Polydor / M. G. M. leur accorde une première chance, et un obscur 45 tours sort, avec deux de leurs compositions : «Sunshine Day» et «Aeroplane». Par erreur, le disque sort sous le nom de Jethro Toe, ce qui, en fait, ne change rien : inutile de dire qu'il tombe immédiatement dans l'oubli. Il faudra attendre encore quelques mois pour que la courageuse Island leur propose un contrat ; à cette époque, le succès relatif de groupes comme Traffic et Spencer Davis Group déjà sur la descente, permet à cette petite marque de signer des gens comme Free, Winder K. Frog, Clouds, Spooky Tooth et donc le Tull. On tente un simple, pour tâter le terrain, voir la réaction du « métier » vis-à-vis de ce groupe si original. Favorable ! «Song for Jeffrey», bien que loin de grimper au hit-parade, attire l'attention d'un noyau de fans. La face B de ce premier SP, « One for John Gee » n'est, à l'heure actuelle (1976), toujours pas disponible sur album. Il s'agit pourtant du premier instrumental jamais enregistré par le Tull ; quoi qu'il en soit, revenons au premier 33 tours, This Was.
La pochette représente les quatre compères, très « clodos », entourés de chiens et les cheveux blanchis. Premier album partagé entre les inspirations et les goûts des deux leaders, Anderson et Abrahams, à mi-chemin entre le blues (Abrahams) et la progressive (Anderson). On y retrouve même un morceau de jazz, « Ballad for a cuckoo » de Roland Kirke, duquel Ian reconnaît avoir beaucoup appris et s'être inspiré. Succès immédiat en Grande-Bretagne où This Was s'installe dans le Top Ten tandis qu'en France l'album se trouve même chroniqué dans les « disques du mois » des revues spécialisées. Nous sommes donc en 1968, point de départ d'une carrière régulière, à raison d'un album par an, régularité à peine troublée par un exil à la suite de l'échec de Passion Play.
Après le succès de This Was, Mick Abrahams quitte le groupe pour voler de ses propres ailes et fonder Blodwyn Pig puis le Mick Abrahams Band, tous deux de valeur et n'ayant malheureusement pas reçu l'attention du public. Quoi qu'il en soit, Mick préfère sans doute jouer le blues plutôt qu'être une superstar qui subit des contraintes musicales. Il est aussitôt remplacé par le fabuleux Martin « Lancelot » Barre qui apportera une couleur tout à fait différente au deuxième album, Stand up. Album extrêmement riche, capital pour le groupe. Martin, en particulier, s'exprime magistralement dans le superbe solo final de « We used to know » (Afin de ne pas se faire oublier de leur public européen durant leur première tournée américaine ils avaient sorti le célèbre « Living in the past » quelques mois avant Stand up, précaution qui permit sans doute à leur album de grimper encore plus vite dans les classements continentaux, en particulier en Allemagne et en France où le groupe n'était encore jamais venu).
Carrière sans histoire, succès mérité, on arrive ainsi à l'année 1970. C'est au printemps que sort Benefit, le troisième album. Album grandiose aux sonorités nouvelles et parfois étranges (« With you there to help me » et « Play in time »). La composition du groupe, après moult changement, redevient quasiment celle de cinq ans auparavant : Ian Anderson, Barriemore Barlow, Jeffrey Hammond-Hammond ; un petit nouveau, alors frêle jeune homme à l'apparence sérieuse, fait son apparition sans encore faire partie intégrante du groupe : il s'agit de John Evan qui vient jouer du piano sur certains morceaux, discret mais excessivement efficace. Quelques titres varient d'un pays à autre, selon la sortie des simples (« Inside » en France et en Angleterre, alors que « Alive and well and living in » ne figure même pas sur l'album américain). Un disque un peu magique où chaque titre a sa personnalité propre.
L'année suivante sera marquée par la sortie de Aqualung, royaume fou où Dieu pourrait être représenté sous la forme d'une bouteille d'oxygène, tandis que la seconde face lui est consacrée (oui, à Dieu en personne !) et à la religion en général, telle que lan la voit à travers la société. Des propos qui surprendront, mais pas autant que leur album suivant, Thick as a Brick, qui apparaît comme l'aboutissement de leur évolution : un trente-trois tours où est entièrement développé un long poème; une pochette invraisemblable où l'humour est présent dans les moindres recoins ! Inutile de dire qu'il y a de quoi désemparer les fans restés sur l'image de Tull, groupe de blues. Thick as a brick est un chef-d'œuvre dont est entièrement responsable Anderson. Mais Anderson veut aller encore plus loin, et il sort l'année suivante le superbe mais néanmoins très controversé Passion Play. Cet album est trop riche et trop compliqué pour le public anglais qui, depuis quelques mois déjà, ne se passionne plus que pour les Osmonds ou les Carpenters. Passion Play se fait donc proprement démolir par la critique britannique. Anderson, vexé, déçu par cette réaction, s'enferme dans une sorte d'exil. Pas de concert ni de nouveau disque pendant près d'un an. La maison de disque en profite pour mettre sur le marché, dans un luxueux coffret, les enregistrements les plus rares du groupe, ainsi qu'une face en concert. C'est ainsi que paraît la double compilation Living in the past, le tout enrichi d'un grandiose album de photos. Et puis, finalement, après trop longtemps, ils rompent le silence et c'est la sortie de War child, album de réconciliation, puisqu'on y retrouve des morceaux courts ... (tout en conservant toujours un concept, que ce soit dans War child ou dans celui qui vient de sortir, Too old to Rock'n'roll). Comme dans les précédents, on ne trouve plus de tubes dans les albums du Tull, même si Chrysalis s'acharne à sortir des simples, ce qui est ici le cas de « Bungle in the jungle ». Entre-temps. Clive Bunker est parti lui aussi, pour être remplacé par Barriemore Barlowe (le sportif du groupe !). Nouveau cheval de bataille du groupe, War child apporte une énergie nouvelle à la présence scénique. L'album marche alors fort bien, sans toutefois retrouver le succès massif des albums anterieurs à Passion Play. Le groupe, prévu pour jouer à Paris au début de l'année 1975, annule le concert mais revient finalement trois mois plus tard pour un magnifique spectacle, entièrement capturé sur pellicule pour les besoins d'un film. Tout l'album War child est évidemment interprété, avec le brio coutumier. La scène est, de plus, enrichie par la présence de plusieurs demoiselles qui sont tour à tour violonistes, bonnes sœurs, balayeuses, vamps évaporées ou soubrettes, domestiques portant au Maître les divers instruments, généralement flûtes et guitares. Un show réglé au quart de seconde qui fit de ce concert un des plus réussis de l'année, perfection dont s'éloigna un peu celui de mai 1976. Parmi les autres morceaux, ils eurent l'honneur de présenter en avant-première un extrait de leur album suivant, Minstrel in the gallery, qui fit son apparition chez les disquaires en septembre 1975. La pochette, je ne vous surprendrai pas, d'un côté une scène moyen-âgeuse, avec, en arrière plan, cinq ménestrels, et de l'autre côté, à peu près le même lieu, avec, cette fois, vous l'auriez deviné, nos cinq musiciens à l'endroit où se tenaient les trouvères. Un album de construction peu conventionnelle, puisque quatre morceaux occupent la première face, alors qu'on n'en trouve que deux sur la seconde, aux titres bizarres, fort peu destinés à ravir le public français que je vois mal parvenir à glisser dans la conversation « One white duck O10=Nothing at all ». Un 45 tours sera extrait de l'album ; ce sera, tout bêtement, « Minstrel in the gallery » (avec un inédit en face B : « Summer day sand »)... Et nous arrivons enfin à ce nouvel album après un Best of publié fin 75.
Mai 1976, une date certainement dans la carrière du Tull. Too old to rock'n' roll, too young to die est en effet gonflé d'énergie. C'est un fantastique retour de ce très grand groupe.
L'histoire, elle est simple ; c'est celle d'un rocker, dépassé par les événements et qui n'a vraiment pas envie de porter paillettes et Glitter chaussures pour séduire les nanas de son quartier. Ray Lomas, puisque c'est son nom, gagne un jour, par hasard, le premier prix d'un bizarre concours. Diverses aventures lui arrivent et, comme dans toutes les bonnes hsitoires pour rock fans, il échappe à la mort après un accident de moto et devient rock star du jour au lendemain. Un très beau concept-album, débordant d'humour. Quant à la musique, écoutez des titres comme « Pied piper », « Taxi grab » ou « Too old to rock'n'roll » pour vous rendre compte par vous même que le Tull est reparti sur les chapeaux de roues !
Mais je connais quelqu'un de bien mieux qualifié que moi pour vous parler de son neuvième album, c'est Ian Anderson.
Conférence de presse : Ian Anderson et sa clique nous ont gâtés, en mai : un nouvel album, Too old to rock'n'roll, too young to die (qui rappelle étrangement la célèbre phrase de James Dean), un concert le 3 mai au Pavillon de Paris et une conférence de presse à laquelle, d'ailleurs, seul participe Ian, prouvant ainsi une fois de plus son rôle de leader incontesté au sein du groupe, conférence au cours de laquelle également sera projeté un film tourné à Londres, en 1 heure de temps, où le groupe interprète le nouvel LP.
C'est de la rencontre avec lan Anderson dont nous parlerons pour commencer, lan, en cuir noir, apparemment fatigué et souffrant d'un désagréable mal de gorge (ce qui est plus gênant pour un chanteur que pour un guitariste !) s'est prêté aux questions des journalistes qui l'entouraient. Mais auparavant il avait tenu à s'expliquer sur ce qui s'était réellement passé l'année précédente :
« Ce n'est pas notre politique d'annuler des concerts. Si nous l'avons fait, il y a un an, c'est après avoir constaté que l'agencement de la scène compromettait fortement la sécurité du groupe ; cette scène, peu solide, aurait très bien pu s'effondrer sous le piano. Aussitôt rentrés à Londres, nous avons étudié les possibilités d'un éventuel retour à Paris et avons effectivement joué, moins de trois mois plus tard, à la Porte de Versailles, le 5 juillet très exactement».
En ce qui concerne sa tenue, lan avoue porter en permanence son blouson de cuir (sauf sur scène où il reste toujours moyen-âgeux). En tant qu' adepte de la moto (il en possède cinq !). Nous délaissons vite ce sujet futile pour l'interroger sur les raisons du départ de son ancien bassiste et vieil ami d'enfance, Jeffrey Hammond-Hammond, désormais remplacé par John Glascock :
- « Jeffrey, en fait, flippait sérieusement depuis quelque temps ; il s'est marié tout récemment ! Mais nous ne l'avons pas évincé du groupe pour cette raison ! Il s'est trouvé qu'il ressentait plus le besoin de rester avec sa femme, de faire de la peinture, plutôt que de sillonner les continents au sein d'un groupe de rock. Mais nous nous sommes quittés en excellents termes».
Ian semble peu aimer le public français (on le comprend !) et avoue être étonné de constater la pagaille qui accompagne chaque concert de rock. Mais il n'y a pas qu'avec le public parisien qu'il se rappelle avoir eu des petits problèmes : lorsqu'il a voulu aller jouer en Irlande, la situation était autrement compliquée...
« Nous devions tout d'abord contacter l'I. R. A., et, vous savez, pour y arriver, ce n'est pas spécialement simple ! Il fallait ensuite leur promesse de ne pas faire sauter la salle pendant le concert ! Et le plus comique, c'est qu'il s'agissait d'un projet de « benefit concert », c'est-à-dire que tout l'argent recueilli aurait été versé à un organisme venant en aide aux gens les plus déshérités d'Irlande.
C'est quelque chose de très spécial, un « benefit concert »... Par contre, il faut faire la nuance avec un « free concert » (concert gratuit), auquel nous refusons de participer, car c'est la porte ouverte à tous les flippés du coin qui viendront passer une soirée à l'œil et ne se gêneront pas pour empêcher les vrais fans d'assister au concert dans de bonnes conditions. Et même, pour un benefit concert, il y a des restrictions. Un pays aussi riche que la France, par exemple, ce n'est pas un endroit bien choisi. Par contre, nous irions volontiers jouer pour les pauvres en Italie ».
Quant à ses goûts musicaux actuellement, lan n'en parlera pas. Il se confessera, par contre, d'avoir assisté récemment à un concert des Beach Boys et de s'être mortellement ennuyé ! Il regrette, par opposition, de n'être encore jamais allé, par manque de temps, à un seul concert des Stones et de Zeppelin («Eux viennent bien aux nôtres !»). Juste le temps de remonter se soigner, et lan doit se rendre au Pavillon de Paris où l'attendent déjà certainement ses musiciens.
Le concert :
Première surprise agréable, David Palmer, responsable des cordes depuis le deuxième album, fait désormais partie intégrante du groupe. Quant à l'autre nouveau membre, le bassiste John Glascock, il ne peut que surprendre, par sa classe et son talent, auquel se rajoutent des qualités vocales indiscutables, puisque certains morceaux où il apparaît sont pratiquement chantés en duo.
Le spectacle, parfait d'un bout à l'autre, surtout en ce qui concerne lan, Martin (guitare), John Glascock et Barriemore Barlow (batterie) souffrit de deux petits défauts qui sont, heureusement, passés totalement inaperçus de la majorité de la salle (il faut dire que les kiddies ont de plus en plus d'argent, ce qui encombre les salles de glandeurs qui viennent tuer trois heures de façon très snob, et qui, entre deux inévitables joints, gâchent le plaisir de ceux qui sont vraiment venus pour un concert). Bref, il y avait sur scène un piano désaccordé qui, pendant les trois quarts du concert, a « pleuré » tristement; détail finalement peu gênant puisque le Tull joue une musique de style Baroque, qui a pu s'accommoder sans dégât. Autre « fausse note »: les roadies n'étaient vraiment pas à la hauteur d'un show aussi précis. C'est avec lourdeur, sans aucune élégance, qu'ils apportèrent sur scène les accessoires divers sans lesquels un show Tull ne serait pas au point : télévisions, boîtes diverses, landaus ; on était loin de la grâce de ces sylphides laborieuses de l'année dernière.
Quoi qu'il en soit, un superbe spectacle, commençant par le célèbre « Thick as a brick »; les morceaux s'enchaînent avec une rapidité incroyable - quelques bons vieux souvenirs, qui n'ont pas pris une ride : « Bouree », « Living in the past », « New day yesterday » à l'intérieur duquel s'insère un complexe medley de sept ou huit morceaux, y compris l'ineffable solo de flûte de « My God ». Les joyeux musiciens interprètent, on s'en serait douté, plus de la moitié de leur nouvel album, dont le brillant et extrêmement riche « Pied piper » (comme l'avait si bien dit lan, le personnage décrit dans notre bande dessinée à l'intérieur du disque et dans notre film promotionnel est totalement imaginaire... Mais, évidemment, c'est plus pratique pour le public si je prête mes traits à ce fameux Ray Lomas !»)...
(Note personnelle : vous rappelez-vous le nom du flûtiste des Moody Blues ? Ray Thomas !)
Jethro Tull, 1978
La sortie du dernier album de Jethro Tull, Heavy Horses s'est accompagnée d'une visite promotionnelle de lan Anderson, leader incontesté de ce grand groupe britannique. lan étant le seul membre original, il était intéressant de le rencontrer après une carrière discographique aujourd'hui longue de onze années.
- En ce qui concerne ce nouvel album, s'agit-il réellement d'un grand pas en avant ?
- Pas vraiment. Musicalement, c'est la continuité du précédent puisqu'il s'agit d'une collection de chansons écrites depuis un an. Par contre, nous nous sommes plus concentrés cette fois sur les textes. Nous avons essayé de faire un album plus « universel » dont les « lyrics » sont à la gloire de la campagne et des gens qui y vivent. Mais effectivement « Heavy Horses » et « Songs from the woods » se complètent parfaitement et logiquement permettant au prochain de se diriger dans une tout autre voie.
- Je considère que les textes les plus importants que tu as écrits remontent à « Aqualung ». Penses-tu revenir à des textes aussi « engagés » ?
- Dans « Aqualung », j'ai fait passer des idées que j'avais déjà depuis l'âge de 15 ans ! Aujourd'hui, il ne serait pas honnête de ma part d'utiliser ces mêmes idées par rapport à l'évolution et l'expérience que j'ai acquises en dix ans de métier. II est difficile d'agresser le système lorsqu'on y est bien installé, c'est un point d'honnêteté. Politiquement et socialement, je suis intéressé par ce qui se passe autour de moi mais le langage que j'emploierais aujourd'hui pour traiter de politique serait beaucoup trop compliqué pour être véhiculé par le rock... et si je simplifie ce langage pour l'adapter au rock, je dénature le sens !
- Penses-tu pouvoir changer la vie des gens, avoir une portée politique ?
- Oui, et c'est très dangereux. C'est très dangereux de transformer les gens avec des chansons... et en gagnant du fric sur leur dos. Au début d'une carrière, on croit pouvoir rester intègre. Mais dès que les dollars commencent à pleuvoir, on est mal placé pour s'engager. L'exemple le plus caractéristique est bien celui de Dylan qui n'est plus un « folk Héros. Et il en est déjà de même pour la « new wave » : le succès la détruira.
- Le Tull a-t-il UN public ou DES publics ?
- La même question pourrait être posée à n’importe quel groupe. Reconnaissons » que les Italiens sont une audience stupide par excellence, de par leur politisation excessive. Les Français sont aussi un public relativement difficile car il n'y a pas réel réseau rock. Le courant en France tourne vers Abba ; de plus, les organisateurs de concerts sont minables. En Allemagne, ça va mieux car les organisateurs sont très efficaces et cela se ressent sur le public. Quant à l'Espagne, il n'y a pratiquement pas d'endroits pour pouvoir jouer.
- As-tu abandonné les concept - albums, tels que « Passion Play » et « Thick as a brick » à cause des critiques ?
- Non.... C'était la fin d'une expérience, d’une évolution. De plus, on se heurtait à des problèmes de scène : jouer l’intégralité de ces deux albums en concert revenait à ne pas pouvoir jouer un seul autre morceau. C'est pourquoi progressivement nous les avons raccourcis tous deux jusqu'à ce qu'ils puissent S'INTEGRER au show sans le dévorer ! En ce qui concerne les critiques, d'ailleurs, je dois dire que je suis toujours sensible et attentif aux remarques constructives.... Mais il se trouve qu'en Angleterre à la sortie de « Thick... » et « Passion Play », il s’est trouvé des chroniques qui ont décrété de but en blanc que ces deux albums étaient merdiques sans se donner la peine de dire pourquoi. Ces critiques gratuites sont nulles et, de plus, elles influent sur le public qui, n'ayant pas énormément d'argent hésite quand même à acheter le disque ainsi traîné dans la boue.
- Cela fait dix ans que tu es le « pied piper », le flûtiste unijambiste du rock. N'en as-tu pas marre de cette image et n'as-tu pas l'intention un jour de faire un disque sans la moindre note de flûte ?
- Au contraire ! Dans mes projets, il y a la réalisation d'un album de musique pour ballet « performée » par un grand flûtiste classique. D'autre part, je joue autant de guitare, de mandoline etc... La flûte n'est utilisée que lorsqu'elle est nécessaire à la couleur d'un morceau.
- As-tu rencontré Roland Kirk et penses- tu avoir contribué à le faire mieux connaître ?
- Je ne pense pas qu'il ait eu besoin de moi pour être connu ! Je l'ai rencontré un jour dans un club et il m'a dédié un morceau. Un clin d’œil à ce que j'ai appris de lui ! Sur la fin de sa carrière, il s'est fortement engagé dans les mouvements politiques noirs et sa musique s'en est ressentie, s'est alourdie.
- En 1968, le Tull était totalement intégré au British Blues Boom. Le fait d'avoir tant évolué et surtout d'être toujours au premier plan n'est-il pas dû en grande partie à l’influence de Martin « Lancelot » Barre ?
- Tout-à-fait exact. Si Mick Abrahams était resté, le groupe n'existerait plus. Il est impossible de travailler avec lui. Il ne s'intéressait qu’au blues et au country & western. Il refusait de sillonner le pays avec nous et n'acceptait que trois concerts par semaine. Je l'ai revu il y a quelques mois, il m'a présenté quelques chansons de sa composition, mais ce n'était vraiment pas terrible. Aujourd'hui, il est démonstrateur pour une marque de guitares, Yamaha.
- Existe-t-il des gens avec qui tu aimerais enregistrer ?
- Pas vraiment. Nous travaillons en cercle fermé et c'est suffisant. De plus, jamais personne ne nous a proposé de venir jouer sur nos disques ! Mais c'est mieux ainsi, je vis à cent pour cent concentré sur la musique du Tull.
- N'as-tu pas peur que ce repli sur vous-mêmes risque de vous faire stagner ?
- Non. Je n'écoute jamais la musique d’autres groupes, mais chaque musicien de Jethro Tull évolue. Chacun évolue de son côté et lorsque nous nous retrouvons, chacun apporte du neuf.
- Pendant un temps, Jethro Tull sur scène se résumait à de longs solo, chaque membre étant responsable d'au moins vingt minutes d'improvisation. Le groupe à cette époque n'a-t-il pas risqué de sombrer dans l'ennui ?
- Jethro Tull n'est pas réellement coupable de vouloir ennuyer son public ! Pour ce point précis, nous pourrions plut longuement parler d'Emerson, Lake Palmer qui eux ne peuvent pas se supporter, au point de voyager chacun dans des bagnoles différentes. Non, sérieusement, à cette époque nous pensions que le public était friand de longs solo.
- Quels sont vos projets immédiats ?
- Dans les deux ans à venir, nous avons l'intention donc de préparer un album classique. Un album acoustique est prévu pour l’automne, ainsi qu'un double LP en concert. Mais, par contre, toujours pas d'album solo en vue pour aucun membre.
- Quelle est la situation financière actuelle en Grande-Bretagne en ce qui concerne les musiciens ?
Exactement la même qu'il y a six ans, date à laquelle de nombreux groupes britanniques se sont exilés aux States car étaient étouffés par les impôts. Aujourd'hui, pareil. Nous vivons toute l'année sur les bénéfices que nous faisons sur les concerts américains. C'est grâce aux States que nous pouvons jouer en Australie, au Japon... et en France !