Richard Anthony, Pegomas, 1998
Richard Anthony fut le premier rocker à entrer au hit-parade : la France dansait sur «Nouvelle Vague» en 1959 alors que le premier disque de Johnny ne sortit qu’au printemps 1960. «J'entends siffler le train» est le succès de 1962. Richard parvient à concurrencer Johnny dans le hit-parade de 1960 à 1967. Mais en 1969 le « Sirop typhon » marque son déclin.
Ricardo Btesch est né en Egypte d'un père turc et d'une mère anglaise.
- « Au Caire, j’ai vécu une enfance extrêmement heureuse jusqu’à l’âge de neuf ans. Puis il y eut en Egypte de graves problèmes, et mon père a fui son pays pour des raisons politiques ».
Ses frères ayant réussi dans les affaires en Amérique du Sud, le père prend la décision d’emmener sa petite famille tenter sa chance en Argentine. À l’été 1949, Richard vient tout juste de fêter ses onze ans, lorsque le clan Btesh se lance dans l’aventure ; il embarque à bord du paquebot Eva Peron pour une traversée de quinze jours. Lorsqu’ils débarquent à Buenos Aires, ses parents trouvent vite une habitation à une trentaine de kilomètres de la capitale, une difficile installation dans un quartier très populaire, mais dans une grande et belle maison :
- « Mon père eut bien du mal à persuader ma mère, fine fleur britannique, de partir chez les Papous, comme elle disait. Réfugiés en Argentine, nous avons été naturalisés argentins et, par conséquent, bien que prénommé Richard, je suis devenu Ricardo. Mais c’est simplement un prénom imprimé sur un passeport, un prénom que nous n’avons jamais utilisé en famille. Même en Espagne, même en Amérique du Sud, on m’a rarement appelé Ricardo. On m’a placé dans une pension américaine jusqu’en 1947, date à laquelle ma mère, qui ne pouvait supporter la vie en Amérique latine, a convaincu mon père qu’il fallait revenir en Europe ».
À Londres plus précisément où ses parents l’inscrivent comme pensionnaire au collège Whittingehame, un célèbre établissement de Brighton, dans le comté de Sussex. Là-bas, premier signe du destin, il s’impose comme le soliste de la chorale de l’école, la fameuse chorale ancienne Palestrina du 16ème siècle. Quant à sa première prestation à la télévision, il la fera sur le sol britannique, au sein de ce prestigieux établissement le jour où, parmi ses camarades, il est choisi pour être présenté au fameux héros de la Seconde Guerre mondiale, le général Montgomery.
« Après des études très british et très chrétiennes, en 1951, je me suis retrouvé à Paris au lycée Janson de Sailly où il a fallu, à l’âge de treize ans, que j’apprenne le français. J’y suis resté jusqu’à ce que j’obtienne mes deux bacs... »
Richard, surnommé Dick ou plus familièrement ‘Dicky’, aura une incroyable faculté à s’adapter à la culture française, découvrant pêle-mêle Vercingétorix, « Petite fleur » de Sidney Bechet, à la télévision la fameuse émission 36 Chandelles de Jean Nohain ou encore « Bambino » de Dalida dont plus tard il croisera si souvent le chemin. Puis il abandonne les études pour devenir représentant en réfrigérateurs…
« J’en vendais surtout dans le 3ème et le 4ème arrondissement de Paris où tous les ‘pieds-noirs’ s’étaient installés ; comme ils ne disposaient pas de beaucoup de place, je leur vendais des petits réfrigérateurs muraux encastrables moins encombrants ! »
Dès l’année 1955, d’abord en dilettante, entre deux cours, Richard apprend à jouer du saxophone ténor. Depuis toujours passionné de musique, certains soirs, il commence à hanter les grands cabarets de la Rive gauche et fréquente bientôt assidûment le plus célèbre d’entre eux, le théâtre du Vieux-Colombier, au coeur de Saint Germain-des-Près, club tenu à l’époque par Claude Wolf, futur imprésario et mari de Petula Clark dont Richard deviendra l’ami :
- « Dès 1958, je m’étais branché sur une station de radio des forces armées américaines stationnées en Europe, car les postes français, eux, ne passaient pas de musique anglo-saxonne, pas même les Platters ou Paul Anka. Alors, Elvis n’en parlons même pas ! ».
Il s'offre un magnétophone, enregistre sa voix en surimpression d'une chanson de Paul Anka et fait la tournée des maisons de disques Ses deux premiers vinyles, en 1959, sont accueillis avec froideur. Le troisième, « Nouvelle Vague », connaît le succès.
- On a du mal à vous imaginer chantant « Tutti Frutti » ou « Blue Suede Shoes ». N'était-ce pas frustrant, pour un fan de rock pur et dur, d'être obligé de se cantonner dans un style "rock doux" ?
- Dès mon premier disque, en effet, ce style "rocker doux" était défini, puisque je reprenais déjà «Peggy Sue» de Buddy Holly. Honnêtement, non, ça ne m'a pas frustré. Je savais que mon physique ne s'accordait pas au rock "pur et dur". En outre, mes modèles n'étaient pas Jerry Lee Lewis ou Little Richard, mais plutôt Les Platters et Paul Anka. Donc il n'y avait pas de réelle frustration. Bien sûr, j'adorais Elvis, mais je ne voulais pas me mesurer à des titres qui ne correspondaient pas à mon style. En cherchant dans ma mémoire, je trouverais peut-être, au grand maximum, deux ou trois titres plus "musclés", mais en règle générale, ça ne me convenait pas.
- Durant les années 60, ça vous plaisait, de faire de la scène ?
- Pour tout vous dire, je dois avouer que c'était plutôt une corvée ! Je n'avais pas été élevé pour cette vie. J'étais un étudiant de "bonne famille", voué aux affaires. Certes, un jour, j'ai découvert que j'avais une voix exploitable, que c'était une bonne idée de chanter ce que j'avais choisi d'interpréter, mais j'étais heureux de le faire en studio et non pas sur scène où je n'avais pas la tenue de Johnny : bien qu'arrivé après moi, il faisait vraiment bouger les salles, ce qui n'était pas mon cas. Je me suis efforcé, parce que cela me plaisait, d'avoir un répertoire "middle of the road" qui m'a toujours réussi. C'est ce qui collait à ma peau. Et puis, sachez que quand on chante, avant tout, il faut que les chansons plaisent à l'interprète, pour pouvoir ensuite séduire le public. Je n'ai jamais triché, je ne me suis jamais forcé, même si je les aimais, à enregistrer des titres qui auraient risqué de ne pas convenir à mon style ou auxquels j'aurai risqué de ne pas donner une interprétation impeccable.
- Dans le cœur des jeunes vous étiez en permanence l'outsider, le chanteur numéro deux. Avez-vous eu l'impression, avec « J'entends siffler le train » qu'enfin vous alliez pouvoir détrôner Johnny Hallyday ?
- Dans notre esprit, à Johnny et à moi, personne ne songeait à doubler ou à détrôner qui que ce soit. Pour tout vous dire, j'ai même été ravi de voir débarquer Johnny dans le métier, deux ans après moi. Tant qu'il n'était pas là, on ne nous prenait pas au sérieux. Les vedettes, en 1959, étaient Tino Rossi, Georges Guétary, Luis Mariano... Quand Johnny est arrivé, il nous a grand ouvert les portes, car il est arrivé avec violence. Avant lui, nous étions très sages sur scène. Lui, il provoquait. Nous lui en étions reconnaissants, et d'ailleurs nous étions tous très copains. Il est sans doute possible que j'aie vendu plus de disque que lui à l'époque mais je le répète, il n'y avait pas de concurrence. Au contraire ! Nous étions un peu comme ces cow-boys qui venaient conquérir le far-west. Il fallait se tenir les coudes face aux médias qui nous avaient été si longtemps hostiles. Avant Johnny, les médias nous descendaient en flammes. Ils n'aimaient pas du tout le rock'n'roll, à plus forte raison s'il était chanté en anglais.
Ils se sont d'ailleurs déjà plusieurs fois affrontés dans des matches tout ce qu'il y a d'amical : comparez leurs versions respectives du « P'tit clown de ton cœur » : bien difficile de les départager (Johnny lui-même reconnut publiquement qu'il trouvait l'interprétation de Richard meilleure que la sienne). Et « Itsy bitsy petit bikini », cette chanson que Johnny a toujours regretté d'avoir enregistrée : la version de Richard est... aussi ridicule (Dalida elle aussi s'était compromise dans cette tentative de traduire en français une chanson trop typiquement américaine)... « Tu parles trop » est la dernière chanson en commun de Johnny et Richard. Chacun, désormais, aura son propre répertoire ; il faut dire qu'en un temps record, le temps d'enregistrer trois ou quatre super 45T, chacun est devenu une énorme vedette. Ce qui n'est pas le cas d'Hugues Aufray qui, pour le moment, ronge son frein : il a sorti, en même temps que Richard, c'est-à-dire en juin 1962, sa propre version de « J'entends siffler le train »... mais la sienne est passée à la trappe. Après la galère de « J'entends siffler le train ». Hugues Aufray conservera toujours un soupçon d'amertume envers Richard Anthony, car c'est lui aussi qui enregistra, et obtint le succès, en adaptant, sous le titre « Ecoute dans le vent », le célèbre « Blowin' In The Wind » de Bob Dylan. Hugues, moins connu, n'avait pu obtenir, à ce moment-là, le privilège d'enregistrer la chanson de son ami américain.
En 1962, la France semble se passionner pour le train : Sylvie Vartan fait un malheur en adaptant « Le Locomotion », Henri Salvador invente le « Twist-S.N.C.F. », Petula Clark chante « Dans le train de nuit ». Cette année-là, le plus grand succès de toute la carrière de Richard, « J'entends siffler le train » était dans son cœur depuis l’enfance, comme il va nous l'expliquer. Mais plus prosaïquement, ce n'est pas Richard qui eut l'idée de le mettre au goût du jour : La version originale, « 500 Miles », est un vieux traditionnel américain adapté par le trio américain les Journeymen, au sein duquel on remarque déjà Scott McKenzie, créateur cinq ans plus tard de San Francisco), c'est qu'à l'époque, en 1962, la notion de "slow de l'été" n'est pas encore rentrée dans les mœurs.
RA : Ma mère, anglaise, me chantait cette ballade, "Five Hundred Miles", quand j'étais au berceau ! Mon entourage m’avait déconseillé de l'enregistrer : "C'est trop lent, tu vas casser ton image de rocker", me répétait-on.
« J'entends siffler le train » restera surtout dans la mémoire d’une génération de conscrits et de leur famille, pour qui le train symbolisait le départ vers une guerre sans nom, la séparation, la peur, la destination inconnue, la mort peut-être. Les trains partaient des grands villes pour rallier Marseille, avant le bateau vers l’Algérie. Aujourd’hui encore, des anciens “appelés” d’Algérie -comme on disait- ressentent un pincement au cœur en écoutant la chanson...
Le train n'est cependant pas le moyen de transport de prédilection de Richard : à huit ans, le garnement conduisait la voiture de son père. Puis, devenu vedette, il s'offre son avion particulier, qu'il pilote lui-même, ce qui est extrêmement rare à l’époque.
De 1962 à 1967, le succès ne se démentit pas Difficile de faire mieux que « J'entends siffler le train »... Néanmoins, dans un registre différent, « Et je m'en vais » est un titre phare de 1963. Richard, à l’époque, est véritablement le champion de l'adaptation réussie en captant rapidement un gros succès américain (« A toi de choisir », n°2 en 1964) ou anglais («A présent tu peux t'en aller», n°3 en 1964) voire, à l'occasion, italien (« Ce monde », n°5 en 1964).
Le secret de sa réussite ? Enregistrer à Abbey Road avec les meilleurs musiciens, les meilleures choristes, les meilleurs arrangeurs, les meilleurs studios d'enregistrement. Abbey Road, un endroit que la légende qualifiera pourtant d’austère, c’est du moins l’avis de la plupart des artistes l’ayant fréquenté, mais pas celui de Richard :
« Je n’ai jamais ressenti cela. Moi je sortais des studios français. En France, le son était petit, étriqué, alors que là-bas, dans ces studios londoniens, soi-disant désuets, lorsqu’un batteur donnait un coup sur son instrument, je peux vous dire que ça sonnait rock, ou pop, en tout cas, fort et ample ! Lorsqu’on pose les pieds dans un studio d’enregistrement, c’est surtout le son qui compte ».
Il parvient ainsi à concurrencer Johnny Hallyday dans le hit-parade de 1960 à 1967, jusqu'à «Aranjuez mon amour», son dernier immense succès...
- En 1967, vous décidez d'adapter "Le Concerto d'Aranjuez". Ce fut, paraît-il, une galère !
- Cette galère, en effet, nous ramène en Angleterre, vers 1965… Je résidais très souvent à Londres, ma maison de disques E.M.I. m'accordant, à l'année, une suite au Hilton, où je recevais toujours beaucoup d'amis. Un soir de déprime, au lieu de faire la fête, je préfère sortir faire un tour. J'endosse un blouson, plaque là cinquante convives et sors dans le fog (Ndr : le brouillard). Longeant les quais de la Tamise, je vois sortir un public ravi du Royal Albert Hall, salle de concert réputée dans le monde entier. "Voilà des gens qui viennent d'écouter de la belle musique classique, me dis-je, alors que moi je ne fais que de la variété !". Tout à-coup me vient une idée ambitieuse… Amoureux fou du Concerto d'Aranjuez, je l'enregistrerai à ma manière, pour faire de cette pièce majestueuse de 22 minutes une véritable chanson, en français. Rentré à l'hôtel, je fais la découpe du morceau et téléphone (à quatre heures du matin !) à mon arrangeur anglais Tony Osborne, qui, plutôt que de râler pour avoir été réveillé en sursaut, m'explique qu'il n'aura jamais l'autorisation du compositeur, l'Espagnol Joaquim Rodrigo, de tripatouiller son concerto pour en faire une chansonnette : Miles Davis lui-même ne fut autorisé à l'interpréter à la trompette qu'à condition de le jouer dans son intégralité. Question notoriété, en toute modestie, j'avoue ne pas arriver à la cheville de Miles Davis. Dans l'esprit de tous (sauf le mien !) ce morceau, écrit en 1939, était IN-TOU-CHA-BLE ! Après m'être battu comme un beau diable, je parvins à réunir, aux studios d'Abbey Road, un orchestre classique, dont 35 violons venus du London Philharmonic Orchestra. Revenu à Paris, je me heurte à ma maison de disques... Bien qu'ayant carte blanche pour mener ma carrière, on me fait remarquer que ce "caprice d'artiste" (ou du moins ce qui y ressemble) commence à coûter une jolie fortune à la société, pour un résultat que tout le monde s'accorde à juger impossible, car il reste à coller des paroles sur la bande orchestre. Je pense immédiatement à mon fidèle ami Guy Bontempelli, dont la réputation n'est plus à faire (il écrivait à l'époque, également, pour Françoise Hardy). Néanmoins, Guy aurait eu la même réaction que quiconque : on ne touche pas au "Concerto d'Aranjuez" et, donc, inutile d'y mettre des paroles. Je décide alors d'user d'un stratagème et lui téléphone :
"Allo Guy, je t'invite à la maison. Prépare une brosse à dents, je passe te chercher".
Bontempelli se laisse embarquer, persuadé de passer un agréable week-end dans la chaumière qu'il connaît bien, au cœur de la Vallée de Chevreuse. Le parolier tombe dans une embuscade : je l'embarque dans mon propre avion, direction Londres. Là, j'avais loué pour lui une suite attenante à la mienne. "Voilà, Guy, tu me colles des paroles au Concerto. Je ne te laisse pas sortir avant que tu n'aies fini !". Et là, nouveau miracle : Bontempelli écrit un texte d'une grande beauté, tout en sensibilité. Le disque est prêt à sortir, mais encore faut-il franchir l'ultime étape, et pas la moindre : obtenir l'accord du Maître ! Je me rends à Madrid, au domicile du vieil Espagnol aveugle... J’étais muni de mon disque-test réalisé à Abbey Road. Rodrigo, curieusement, ne dispose que d'un antique tourne-disque, un vieux Teppaz des années 50, et le vinyle que j'ai apporté craque atrocement ! "Je vais me faire jeter", pensais-je à l'écoute du précieux document malheureusement endommagé. Et non ! Avec un accent bien chaleureux, Rodrigo m'explique en français qu'il apprécie cette curieuse découpe, et qu'il l'autorise à paraître. Cette fois j'ai presque gagné ! Le dernier épisode consiste en un accueil enthousiaste des peuples du monde entier : "Aranjuez, mon amour" devient mon second plus gros succès, avec "J'entends siffler le train", et j'en vends cinq millions d'exemplaires de par le monde (principalement en Amérique du Sud). Il n'y qu'en France où l'accueil est mitigé : sur le même disque, les programmateurs de radio ont accordé leur faveur à un titre plus sautillant, "Les Mains dans les poches".
Vers les derniers mois de l’année 1967, il commence à ressentir les premiers symptômes d’une extrême fatigue :
- « Lors d’un gala à Amsterdam, je suis dans un sale état, ma voix me lâche. Tout à coup, comme ça, au moment de sortir une phrase, plus rien ».
Prudemment, son agent Charley Marouani annule tous ses contrats, il demande à son entourage de faire silence auprès de la presse sur son grave état d’épuisement ; ce qui devait arriver arriva, Richard sera admis sans délai dans une clinique spécialisée britannique, située au fin fond du Sussex :
- « Je m’y retrouve en même temps qu’une bonne connaissance, John Lennon, qui fait une cure d’oxygénation et de massage ».
une fois remis sur les rails, sa carrière va prendre un tournant nouveau :
- « On m’a dit Richard, tu es un chanteur populaire, tu dois faire un effort pour divertir les gens, les égayer, leur faire oublier la dureté du monde qui les entoure. Et puis, les chansons tristes, il y en a qui en font des mieux que toi ! »
- « Le Sirop Typhon », c’est donc une « commande » ?
- « On voulait du drôle, j’ai fait du drôle. Bien sûr je ne m’attendais pas à un tel succès. Et sur le même 45 tours que « Les Ballons », il y avait une merveilleuse chanson fleuve, « Séverine », adaptation de « McArthur Park » de Jimmy Webb interprétée par l’acteur Richard Harris, qui n’intéressait vraiment personne ».
Désormais, il se bornera à profiter de la vie...