Rory Gallagher, Paris 1978
Est-il encore besoin de présenter Rory l'Irlandais ? Éh bien oui, encore, car il fait partie de ces gens talentueux mais discrets qui ne défraient pas la chronique. Pas de scandale, pas d'écarts vestimentaires, il ne s'est pas rasé le crâne et n'a pas, à la différence de Sid Vicious, poignardé sa petite amie. C'est vraiment un mec à part... Il n'a, semble-t-il, qu'une seule ambition : continuer à jouer sa musique, avec chaleur et efficacité, pour le plaisir de tous. Un personnage qui est fort loin de se prendre pour une rock star, tellement gentil, humble et sympathique que lorsqu'il arriva à l’interview avec un retard d'une heure et demie, j'en déduisis que l'attaché de presse de chez Phonogram s'était un tantinet attardé à déjeuner tandis que Rory s’impatientait...
Dire que la sortie de son nouvel album, « Photo Finish », le ramène au tout premier plan de l'actualité serait un bien grand mot. La presse britannique a d'ailleurs été beaucoup moins tendre puisqu'un hebdomadaire musical exprimait ainsi son opinion : « Un nouveau Gallagher, excellent, bien sûr mais sans surprise ; bref, aucun intérêt. De la musique comme il en fait depuis dix ans, sans évolution réelle ».
Pourtant, Rory a plus d’un admirateur fidèle. La preuve en est le triomphe de sa tournée française, à Paris notamment où il fallut organiser un concert supplémentaire. Vous l'avez vu sur scène, vous serez donc sans doute intéressé de participer à cette rencontre, en 1978... It's a long way to p'tit père Rory !
- Certains magazines semblent presque te reprocher ta discrétion. Comment expliques-tu le fait d'être toujours dans le « peloton de tête » ? En un mot, que penses-tu des différentes modes en matière de musique, puisque visiblement tu n'en suis aucune ?
- Je préfère rester une sorte d'individualiste. Bien sûr, pour une certaine catégorie de la presse, c'est plus commode de vous classer si vous ressemblez à David Bowie, Brian Ferry ou Doctor Feelgood... mais les modes n'ont pas d'influence sur moi ; je fais mon truc comme je l'entends, pour ceux qui veulent entendre cette sorte de musique. Je ne cherche même pas à analyser pourquoi ça marche encore pour moi. De plus, il n'est pas nécessaire de faire quelque chose de tout à fait nouveau pour obtenir le succès ; c'est tout au moins ce que je pense de la new wave, par exemple, qui m'apparaît simplement comme un revival des sixties, de Cochran au Velvet.
- Tu dis que la new wave est un revival des sixties ; penses-tu alors que tu puisses aujourd'hui faire découvrir aux kids tous les grands bluesmen dont tu perpétues la tradition ?
- Oui et non. En effet, il est évident que, par mon truchement, le jeune public va se familiariser avec des noms comme Junior Wells, Buddy Guy, B.B. King, Freddie King, Albert King, etc. mais je n'ai pas l'intention de le faire sous forme de croisade comme le fait John Mayall depuis près de vingt ans. D'autre part, le grand âge de ces bluesmen, le fait qu'on ne les voie pas sur scène en Europe, et même la rareté de leurs enregistrements rend la chose plus difficile. Mais effectivement, ceux qui aiment Gallagher doivent logiquement apprécier John Lee Hooker, Top Topham.
- Tu ne te fais pas trop remarquer dans la presse spécialisée. N'as-tu pas peur de rester sans cesse avec le même noyau de fans fidèles sans « recruter » de nouveaux admirateurs chez les moins de 18 ans ?
- Cela ne se produit pas, heureusement ! Il doit y avoir un système de téléphone arabe, de bouche à oreille, je ne sais pas ! Je crois que, sans trop se soucier de la presse, les gamins viennent se rendre compte par eux-mêmes. Et pourtant, on ne peut pas dire que les teenagers se rappellent encore de Taste !
- Ton double album en concert enregistré en 1974 a-t-il été pris en Irlande pour des raisons bien précises, politiques, commerciales ou sociales ?
- Il y avait déjà à l'époque un « Live in Europe » sur le marché. Bref, il se trouve que l'Irlande n'a jamais été l'endroit chic, l'endroit à la mode du rock. Il fallait y remédier ! A part Van Morrison, le public imagine l'Irlande comme le vert pays du folk ! De plus, c'était à la période de Noël, et cela rajoute encore plus d'émotion à l'atmosphère générale de l'album.
- Pas de problèmes avec le public, à Belfast ?
- Pas spécialement. Un peu tendus, peut-être. C'est tout !
- J'ai l'impression que les Irlandais semblent vouloir garder leur musique pour eux, bien enfermée au cœur de l'Irlande...
- La question est de savoir si la musique irlandaise pourrait avoir une audience mondiale. En effet, prenons l'exemple de Thin Lizzy qui a eu un réel succès avec une chanson irlandaise, « Whisky in the Jar », eh bien ce succès ils le doivent au fait que l'arrangement, à la base, était rock et n'avait pas respecté le cadre du folk. Je ne pense pas que la musique typiquement irlandaise puisse avoir une audience beaucoup plus large qu'actuellement sans subir de changement profond qui la dénaturerait. Mais c'est la même chose pour le blues pur, d'ailleurs.
- Tu joues encore aujourd'hui dans des clubs, sans doute pour le contact avec le public. J'ai appris qu'au Bottom Line, Bob Dylan était venu te voir jouer.
- Oui, et c'est une anecdote assez amusante. En effet, nous étions dans les loges, protégés par quelques gars qui empêchaient le public de s'infiltrer. A un moment, mon frère a remarqué un type qui ressemblait vaguement à quelqu'un... mais qui ? Bref, Dylan vint nous trouver à la fin du concert.
- Justement, pour toi qui suis la même voie, la même évolution depuis presque dix ans, que penses-tu d'un personnage comme Dylan qui, lui, semble changer totalement d'un album à l'autre ?
Dylan ne change pas d'un disque à l'autre ! Il a toujours été fou de rock et à chaque album il explore une voie légèrement différente ; il n'y a que « Nashville Skyline » qui s'en écartait, en partie aussi à cause de sa voix qui avait changé. Mais, que ça soit « Highway 61 » ou « Street Legal », c'est toujours du rock. Il n'y a que le son, l'utilisation des instruments qui varie... par exemple, l'orgue sur « Like a rolling stone » était nouvelle pour lui.
- Parmi les gens qui jouèrent avec lui vers 1965, en con nais-tu ? Paul Butterfield, Blues Project, Mike Bloomfield, ces bluesmen blancs ?
- Et Al Kooper, et John Hammond aussi ! Oui, j'apprécie énormément. Le plus étrange, c'est que je n'ai pu me payer des disques que très tard, lorsque je suis arrivé à Londres, car auparavant, lorsque j'étais en Irlande, je n'avais pas moyen d'écouter ce que je recherchais.
- Qu'est le boogie pour toi ?
- Pour moi c'est une section du blues. En effet, je ne me sens pas du tout associé à des gens comme Status Quo par exemple. Le vrai boogie c'est Z.Z. Top, la musique des gens du sud des Etats-Unis.
- Renies-tu ton passé, Taste notamment ?
- Non, pas du tout. Mais il faut par contre signaler qu'en fait mon réel travail avec Taste se limite à deux albums studio. « Live Taste » et « Isle of Wight » ont été réalisés sans notre accord. J'ai été informé de leur sortie complètement par hasard, en lisant le Melody Maker : cette semaine, d'ailleurs, ressort l'un de nos albums, sur disque de couleur, et sans que j'en ai été informé au préalable.
- Te souviens-tu de ton concert au studio R.T.L. devant soixante personnes, il y a quelques années ?
- Oui, c'était délirant : c'était en effet en direct et il fallait s'arrêter de jouer toutes les cinq minutes pour laisser la place aux publicités ! J'ai surtout un excellent souvenir de l'Olympia qui est réellement une salle parfaite. Je me souviens aussi d'un concert à Paris avec les gens de Brian Auger Oblivion Express.
- J'ai appris que tu avais annulé ton projet d'enregistrer aux Etats-Unis. Crois-tu que ta musique ne colle pas avec l'esprit américain ?
- Non, ce n'est pas du tout cela ! Le seul véritable détail est que j'ai trouvé mieux ensuite, c'est- à-dire un studio juste en face de l'hôtel où nous résidions, d'où économie d'énergie, d'énervement, pas de trajet en voiture, une ambiance relax, en quelque sorte. Cela se ressent dans le climat général d'un disque si tu as travaillé dans de bonnes ou de mauvaises conditions.
- Dans la mesure où tu es principalement une bête de scène, comment réalises-tu tes enregistrements en studio ?
- Eh bien nous faisons au maximum cinq ou six prises pour chaque morceau, et d'ailleurs, c'est généralement la première ou la seconde la meilleure. Le son, les riffs, la musique par elle-même doit être simple. Je n'aime pas les fioritures inutiles. L'important est l'énergie.
- As-tu l'intention un jour d'enregistrer un album solo, avec des musiciens totalement différents de ceux utilisés aujourd'hui ?
- Non, je n'en ressens pas le besoin, dans la mesure où d'ailleurs les gens qui m'accompagnent varient lorsque c'est nécessaire.
- Parmi tous tes albums, quel est celui qui te satisfait le plus ?
- C'est évidemment le dernier, « Photo Finish ». Après avoir essayé les Etats-Unis puis Londres et sa nervosité, j'ai réellement été enchanté par les conditions de travail telles que je les ai trouvées en Allemagne, aux studios Dierks. Je trouve que justement c'est de tout ce que j'ai pu enregistrer auparavant l'album qui se rapproche le plus de l'ambiance que recherchent ceux qui viennent me voir en concert... mais bien sûr j'attends la réaction du public pour savoir si je me trompe !
- Ton impact sur le public parisien est incroyable, à tel point qu’il a fallu rajouter un concert supplémentaire. Y a t-il un pays précis où l’accueil atteint son paroxysme ?
- Non, pas vraiment... mais il est par contre amusant et intéressant que certains pays ou certaines villes réclament particulièrement des titres rapides, très rock, alors que d’autres préfèrent des titres calmes. En tout cas, Paris ne m'a jamais déçu !