Philippe Duval, premier guitariste de Johnny Hallyday

Philippe Duval Guitariste Johnny Hallyday

Il est l'élément essentiel et indispensable de l’histoire du rock français, et n’avait pas quitté Johnny pour s’installer en province. C’est pourtant en province (à Cannes) que j’ai pu longuement discuter avec ce personnage d’une convivialité et d’une humilité exceptionnelles...

- Comment avez-vous rencontré Johnny ?
- J’étais musicien dans un orchestre qui jouait au Passage des Panoramas, un club à deux pas du Golf Drouot... Jean-Philippe, futur “Johnny”, y venait avec toute sa bande. Et il y avait déjà, dans la bande du “snack” de Saint-Lazare, Claude Moine, le futur Eddy Mitchell. On rencontrait aussi Long Chris. Et, paraît-il, Jacques Dutronc. Je dis bien “paraît-il”, parce que c’est ce qu’on dit, mais moi je ne l’ai jamais remarqué.
Fréquemment, Johnny venait m’emprunter ma guitare. Ce qui, je ne le cache pas, me causait bien du souci, car à chaque fois il me la rendait avec une ou deux cordes cassées, ou, dans le meilleur des cas, totalement désacccordée.
- Vous aviez tous deux le même âge, je suppose...
- Pas tout à fait. Johnny est un peu plus jeune ; il doit avoir environ un an et demi de moins que moi. Aujourd’hui, cette infime différence d’âge peut sembler dérisoire... mais à l’époque, c’était très important. Ne serait-ce que pour avoir le droit de sortir le soir ! Moi, après une prestation, je pouvais continuer à traîner un peu, prendre un pot avec les musiciens ou sortir en boîte de nuit, tandis que Johnny, accompagné par sa tante, devait rentrer immédiatement à la maison. Ce devait être en 1956 / 1957 environ. J’avais seize ans, et Johnny quatorze. Moi j’étais encore au lycée quand j’ai connu Johnny (il est né en 1943, et moi en 1941). Ce n’est qu’ensuite, lorsqu’il a eu besoin d’un guitariste en permanence, qu’il est venu me voir en me disant “Tu joues rock. Est-ce que ça ne te dirait pas de jouer de la guitare avec moi et interpréter des titres de rock américain ?”.
- Lorsque Johnny vous a proposé de devenir son guitariste, s’agissait-il d’une suite logique de l’amitié qui vous liait ?
- Pas vraiment, car on se connaissait finalement assez peu. C’est surtout parce qu’il cherchait un guitariste rock et qu’à Paris ça ne courait pas les rues. Il fallait, de manière indispensable, une guitare électrique, ou, tout au moins, électrifiable. Et puis il fallait également que ce guitariste connaisse le répertoire rock’n’roll.
- Comment se déroulaient les répétitions?
- Johnny et moi habitions le long de la même ligne de métro. C’était assez pratique. Les répétitions, dès lors, se faisaient, une fois chez lui, où c’était minuscule, une fois chez moi, à Levallois. Mes parents appréciaient beaucoup ce beau jeune homme, cravaté et en blazer, qui était toujours très gentil et extrêmement poli. Johnny n’a jamais été prétentieux, “frimeur”, il a toujours été très sympathique et correct. A une époque, nous répétions également au “Bidule”, rue de la Huchette ; c’est là que Johnny a rencontré Carlos, qui y était barman.
- Vos prestations en public étaient-elles nombreuses ?
- On ne faisait que des matinées, on jouait pour un public de jeunes. Notre première prestation a dû avoir lieu au “Shape” de Saint-Germain-Roquancourt, devant une vingtaine de jeunes Américains de douze à quatorze ans. Ce n’est que lorsque nous nous sommes produits au Moulin Rouge, en plein coeur de Pigalle, que nous avons joué le soir pour un public plus âgé. Il est amusant de constater que jamais le moindre copain de la bande n’est venu nous y voir. Aucun, sans doute, n’avait véritablement l’autorisation de sortir le soir. Et puis peut-être surtout parce que personne, à part Johnny, ne croyait au futur du rock‘n’roll à cette époque. - C’est Lee Hallyday qui nous transportait. Mais il n’avait qu’une Aston-Martin, et ça faisait serré ! Et, indiquons-le clairement, nous n’avons toujours été que deux, Johnny et moi. Nous n’avions pas de batteur ! Ca nous facilitait le transport. On avait un ampli pour deux (un petit Garren de 4,5 watts à lampes) et nos deux guitares. Dans une Aston-Martin, on ne pouvait pas trimballer beaucoup de matériel ! Mais deux guitares, ce n’était pas suffisant pour un “vrai” spectacle. A tel point que lorsque nous avons fait “Paris-Cocktail”, le 30 décembre 1959, il a fallu, de toute urgence, faire transcrire une partition de basse et de batterie pour pouvoir jouer “Tutti Frutti”, car le batteur de l’orchestre en place, celui de Camille Sauvage, n’avait jamais entendu parler de ce titre que nous adorions.
A la suite de “Paris-Cocktail”, nous avons été engagés par le cinéma Marcadet Palace pour faire l’attraction des films qui y passaient. Mais ce n’est pas un souvenir impérissable, car, bien que le Marcadet Palace dispose d’une très grande salle d’au moins 800 ou 1 000 personnes, comme nous jouions tous les soirs pendant une semaine, certaines fois il n’y avait que 150 personnes, et ça manquait d’ambiance. Curieusement, il semblerait que cette semaine au Marcadet ne figure encore sur aucun bouquin consacré à Johnny. Nous jouions une demie-heure, soit environ sept chansons, plus rarement trois quarts d’heure à tout casser. C’est vrai qu’au Moulin Rouge, on jouait parfois devant 1 200 personnes, voire 1 500, notamment les soirs de réveillon ou autre grande fête. C’était beaucoup, à notre âge. Mais c’était en intermède, c’est-à-dire que le public, qui venait pour le dancing, finalement, s’intéressait assez peu à nous. Et pour nous, c’était un public “de vieux”, car ils avaient bien... 25 ans !
- Quelle était l’attitude de Johnny, face au public ?
- Johnny, qui était très superstitieux, avait à chaque fois un trac fou, et faisait son signe de croix avant de se présenter au public. Il était totalement perturbé avant d’entrer en scène. Aujourd’hui, on ne le croirait pas, quand on voit ce qu’il est devenu ; mais à l’époque, n’oublions pas que c’était un gamin. Toutefois, pour son âge, il était plutôt mûr. Et il plaisait déjà énormément aux filles. Il ne draguait pas, car il était excessivement timide. Mais il n’en avait pas besoin car elles le dévoraient des yeux. Il avait déjà le charisme. Les filles se jetaient sur lui qui, pourtant, restait calme et réservé. Il y avait une jeune fille, une Algérienne, qui était amoureuse de Johnny, et qui, peut-être trop timide elle aussi pour oser l’aborder, mais surtout parce qu’elle ne pouvait pas le voir parce qu’il était toujours surveillé par sa tante, m’avait confié, à moi, un cadeau à lui remettre. Elle devait avoir 22 ans, et Johnny 16. Paradoxalement, Johnny, bien que timide, était en revanche déjà bagarreur.
- Combien de temps dura l’aventure de votre duo ?
- Un peu moins de deux ans. Nous sommes longtemps restés au Moulin Rouge, en attraction, en intermède de l’orchestre. De temps en temps, le batteur de l’orchestre du Moulin Rouge se joignait à nous, mais en règle générale, nous étions toujours deux. On était un peu décalés, car on jouait une musique branchée, dans des endroits qui ne l’étaient totalement pas. L’orchestre jouait des tangos, des valses, des paso dobles... du bal, quoi ; et nous du rock !
- Financièrement, vos concerts rapportaient ?
- Ah oui, c’était plutôt bien payé, exactement 5 000 anciens francs par soir.
- Pourquoi, dans ce cas, avoir abandonné cette occupation somme toute assez lucrative ?
- Je suis parti parce que Lee Hallyday m’a demandé d’acheter un costume de scène (le même que celui de Johnny, mais en mat, tandis que le sien était brillant). En effet, j’avais fait le calcul que ce costume m’aurait coûté l’équivalent de quatre concerts. Or ce costume ne me plaisait pas particulièrement. Et, deuxième point qui me chagrinait, tout-à-coup, on décrétait que je devenais simple accompagnateur de Johnny, et non plus co-vedette. C’est-à-dire que mon nom ne serait pas apparu sur l’affiche, bien que nous continuions à chanter ensemble. Au début, Johnny passait à l’arrière lorsque je chantais. Désormais, ce devait être Johnny qui aurait, en permanence, monopolisé le devant de la scène. Ca ne m’enchantait guère. Notre aventure, c’était une histoire de copains. Il n’y avait pas de raison pour que je sois mis dans l’ombre. Troisième et dernier point qui a précipité mon départ : mon âge ! Tandis que Johnny avait encore un an ou deux de répit, moi, je devais partir à l’armée. Et puis je dois reconnaître humblement que je n’étais pas un excellent guitariste, à l’époque !
- Vous avez dû amèrement regretter d’avoir quitté Johnny au moment où il allait devenir une immense vedette ...
- Finalement, je n’ai, curieusement, rien regretté, car je n’aurais pas aimé interpréter des chansons comme “T’Aimer Follement”, ce n’était pas du tout ce que j’avais envie de faire. On s’est quittés un peu vivement, un peu rapidement, mais sans se brouiller. J’admets que je l’ai laissé tomber à un moment qui ne l’arrangeait pas, puisqu’il venait de signer son contrat de disque, mais je l’avais accompagné à l’audition de la firme Vogue.
- À vos tout débuts, aviez-vous déjà en tête l’idée d’enregistrer un disque?
- Pas du tout. A l’époque, ce n’était pas une fin en soi. Mais Lee Hallyday, lui, avait un “plan de carrière” déjà bien défini, tout de suite après “Paris-Cocktail”. Auparavant, nous avions passé une audition à Bobino, mais on s’était fait jeter. En réalité, nous passions des auditions pour essayer de décrocher des contrats dans des cabarets un peu mieux réputés. Mais on n’envisageait pas d’enregistrer de disque. Quand Johnny est devenu véritablement connu, moi j’étais à l’armée. Donc, en tout état de cause, je n’aurais pas pu être avec lui dans son ascension fulgurante.
- Aviez-vous néanmoins le sentiment de passer à côté d’une grande aventure ?
- Je ne me posais même pas la question de savoir si nous avions une chance de réussir dans le métier, car à cette époque-là, le rock, qui n’intéressait personne, ne semblait pas pouvoir diposer d’un quelconque avenir. Personne, avant Johnny, n’avait réussi dans cette voie : Danyel Gérard, certainement le premier à chanter du rock en France, n’avait pratiquement aucun succès... pas plus que Richard Anthony avec “Peggy Sue”. Même le disque “rock” d’Henri Salvador, avec Michel Legrand et Boris Vian, était parodique, puisque eux-mêmes n’aimaient pas le rock’n’roll. C’était vraiment marginal.
- Ensuite, quel fut votre parcours?
- Après l’armée, j’ai failli devenir un membre des Chaussettes Noires, pour remplacer l’un de ceux qui étaient militaires, mais j’ai préféré recommencer à jouer dans l’orchestre que j’avais abandonné pour jouer avec Johnny. Puis j’ai vendu des machines à calculer chez Olivetti. Et finalement, en 1964, pour la société d’édition musicale Salvet, je suis devenu attaché de presse de toutes les radios : Luxembourg (qui ne s’appellait pas encore RTL), Europe n°1, France Inter. Et à cette occasion, j’ai revu Johnny, chez lui, en 1965 : j’étais venu lui présenter des chansons. Il était avec Sylvie Vartan, qui était devenue sa femme. Il y avait également Carlos, et même l’adjudant de Johnny qui était alors militaire ! Je suis rentré “dans le disque” chez Decca le 1er décembre 1968, et j’ai alors quitté l’orchestre. J’ai même vendu mes guitares. Tout un symbole ! Je n’ai plus fait de musique pendant quelques années. Je suis resté dix ans chez Decca, puis vingt ans chez CBS-Sony. Et j’ai encore des projets pour la suite, dans le théâtre et la musique.
- Depuis, avez-vous revu Johnny ?
- Oui, jusqu’à encore récemment, c’est-à-dire à Saint-Tropez il y a moins de cinq ans. Mais on n’avait plus grand chose à se dire, car le temps a passé et on a vécu chacun nos propres vies. Il m’a fait comprendre qu’il se souvenait toujours de moi, en mimant le geste de jouer de la guitare.
- Un dernier regard sur l’oeuvre de Johnny...
- Je considère que son album “Sang pour sang” est vraiment le meilleur, peut-être pas de toute sa carrière, mais au moins des dernières années. Une carrière impressionnante, une voix qui n’a jamais cessé d’évoluer dans le bon sens. C’est extraordinaire !