Louis Chédid, 1978
Un petit jet d'eau, une station de métro entourée de bistrots... Non, c'est en fait, beaucoup plus simplement, aux bureaux de C.B.S. France, que j'ai rencontré Louis Chédid. Père tranquille de la chanson française, Chédid est un personnage excessivement sympathique, calme, réfléchi, pondéré... et non dépourvu d'humour, comme vous l'avez sans doute constaté à l'écoute de ses disques. La musique est, en effet, son art majeur, mais loin d'être la seule corde de son arc. Chédid affectionne tout particulièrement le cinéma et, tout comme Gérard Manset, qui, lui, par contre, avait failli se destiner à l'architecture ou à la peinture, Louis Chédid a réellement commencé sa carrière artistique dans le cinéma. Comme quoi, lorsque vous avez un don caché, ignoré, enfoui au plus profond de vous-même, le destin malin se charge toujours de vous remettre sur le droit chemin du succès mérité... Il semble donc judicieux de vous présenter cette interview réalisée au moment où « T'as beau pas être beau » commençait à passer en radio...
Es-tu surpris d'être interviewé par un média qui s'adresse aux rockers ?
Pas vraiment car en fait c'est surtout une question d'état d'esprit. Il y a bien sûr deux publics, en France : celui qui a été bercé par la variété française, ainsi que par des poètes comme Brel et Brassens, et l'autre public, celui qui a préféré la musique anglo-saxonne. Mais pourquoi ces deux publics ne pourraient-ils pas parfois se rejoindre et coexister ? On peut apprécier ces deux formes de musique.
Ça ne fait pourtant que peu de temps qu'on entend en France une forme de variété plus évoluée que les sucrés Mike Brant, une variété soignée dont les premiers représentants furent Manset, Sheller, Souchon, Jonaz et dont tu es le continuateur...
Lorsque j'ai commencé à chanter il y a cinq ans, j'étais moi aussi « à part ». J'étais un marginal ! Mais aujourd'hui les chanteurs à la fois auteurs-compositeurs s'accrochent pour réussir alors qu'auparavant, la situation était tout à différente : le chanteur n'était qu'un maillon, qu'un objet ; on composait des titres spécialement pour lui et qu'il devait interpréter dans ses beaux costumes à paillettes. De plus, il faut reconnaître qu'en France le public a beaucoup de mal à accepter facilement et rapidement quelque chose de nouveau, notamment une forme de chanson qui change de l'ordinaire.
Et en ce qui te concerne, as-tu souffert de cet état de choses ?
Oui et non : mon premier album, « Balbutiements », n'a reçu qu'un succès d'estime à sa sortie. Pas vraiment de passages radio ni de presse. Mais, par contre, j'ai eu la chance dès ce premier L.P., de pouvoir travailler comme je l'entendais, d'y inclure les textes, les musiques et les arrangements que je voulais.
Par quel concours de circonstances es-tu venu à la chanson ?
À l'origine je travaillais dans le cinéma. J'ai arrêté ces études pour faire du montage, ce qui est aussi très intéressant, puis de la réalisation de film : quand j'avais du fric, j'en faisais pour moi... et quand je n'en avais pas, j'en faisais pour Gaumont-Actualités. Parallèlement, je chantais un peu, comme tout bon boy-scout qui se respecte, pour mettre un peu d'animation dans les soirées entre amis. Un jour, je me suis acheté un Revox et avec tous les trucages, les re-re que cela permet et j'ai vraiment été emballé. Un ami bien introduit chez Barclay leur a fait écouter mes premiers essais et j'ai eu ainsi un contrat d'enregistrement, en 1973, très exactement. Ce qui m'importait, c'était de ne pas avoir de directeur artistique. J'ai travaillé avec les musiciens d'Ophucius. La recherche du son, par exemple, m'a fasciné. Ce qui me passionne, c'est de créer une ambiance ; je suis beaucoup moins soucieux du texte que de la voix et du son. J'ai commencé artisanalement, et j'entends continuer ainsi. Comme de toutes façons, il n'est jamais possible de savoir d'avance ce qui va marcher et ce qui fera un bide, j'aime autant subir mes propres erreurs plutôt que celles des autres ! Seul le public est maître, et ses réactions sont imprévisibles. Les maisons de disques commencent à comprendre qu'il faut foutre la paix aux artistes qui se débrouillent, ma foi, pas plus mal tout seul. L'artiste, en retour, demande simplement à la firme de s'occuper de la promotion, sans interférer sur la création.
Crois-tu pouvoir aborder efficacement des problèmes graves en utilisant l'humour et la dérision ?
Chez nous, la chanson soi-disant contestataire est plutôt diluée ! Même des gens comme Le Forestier n'ont pas grand chose de profondément révolutionnaire. Je ne pense pas que le public serait touché ni concerné. Dylan lui-même à la limite a eu ses principaux succès avec des chansons plus poétiques qu'engagées ; bien sûr, l’étiquette politique t'aide. Ça fait « sérieux » dans un pays où tout est compartimenté. Dans le cinéma, c'est pareil, d'ailleurs : un film comique sera toujours bête et vulgaire, un film sérieux sera toujours chiant à mourir ! Bref, pour en revenir à la chanson, reconnais que les véritables succès des chanteurs engagés sont plutôt tombés à côté ! Pour Ferrat, le politisé, c'est « La montagne », « Que serais-je sans toi », ou « Deux enfants au soleil », pour Ferré, l'anar, c'est « T’es toute nue sous ton pull » ou « C'est extra ! » Comme, de plus, la France n'a jamais été ébranlée par des problèmes aussi sérieux que ceux qui ont secoué les Etats-Unis, il n'y a jamais eu réellement le creuset nécessaire à la naissance de talents ou de personnalités comparées à des gens comme Bob Dylan par exemple. Alors en ce qui me concerne, je vois le chanteur comme un observateur qui reçoit et perçoit ce qui nous entoure, qui digère tout cela et le reproduit à sa manière au travers d'images belles, poétiques, humoristiques, etc. enfin, toutes les formes que son cerveau peut engendrer. Donc, si tu veux, pas obligatoirement des visions moroses, voire morbides, pour aborder des sujets graves.
C’est une voie qui permet en quelque sorte de s'exprimer par une façon moins traditionnelle que la sempiternelle chanson d'amour ou la morose protest song.
Oui, il y a deux façons d'aborder un sujet : l'analyser froidement, avec tous les avatars que cela implique ou chercher le moindre côté sympathique ou intéressant qu'il peut comporter. Je n'aime pas les choses au premier degré. Quel intérêt de chanter « Hitler est laid ». Il est à mon avis, plus efficace de faire une chanson sur un personnage minable et mauvais, style « tonton adolf »... Encore faut-il que le public suive et comprenne. En tous cas, en ce qui me concerne, je préfère faire de la chanson, pas de l'information.
Pourtant, un type aussi fantastique que Souchon par exemple, n'est peut-être pas aussi bien compris par son public qu'il mériterait de l’être.
Pas évident ! Cette phrase si célèbre, « Maman bobo » n'est sans doute pas tombée dans l'oreille de sourds.
Et Manset, qui s'acharne à rester en France alors qu'il ferait certainement un succès monstrueux en Angleterre ou aux Etats-Unis ?
Je connais bien Gérard pour avoir enregistré dans son studio. Manset, c'est le summum de l'artiste qui ne fera rien pour aller vers les gens. Il a son propre univers, il fait exactement ce qu'il veut, de façon encore plus rigoureuse que quiconque. Une personnalité incroyable, car il a un son propre, qu'on ne peut comparer à personne. Manset, c'est une exception !
As-tu des projets précis dont tu pourrais nous glisser la primeur ?
J'ai très envie de faire un long métrage. Dans un film, tu peux parler de tas de choses, sous d'innombrables formes différentes. Un film : c'est la durée de trois 33 tours ! Tu vois l'éventail que tu peux y déployer !
Ne ressens-tu pas un changement profond de la scène française, dans la mesure où les idoles cèdent le pas à des gens comme toi, Sheller, Souchon, Jonaz, des gens qui touchent le peuple, que l’on peut croiser dans la rue sans déclencher des émeutes, bref, en un mot, des gens à qui l'on a plus envie de taper dans le dos que de demander un autographe ?
Il faut réaliser que les marginaux que nous étions à l'origine sont maintenant totalement acceptés par le public et les médias. À l'origine, notre situation était, ou tout au moins semblait plus précaire dans la mesure où le métier attendait au tournant avec beaucoup de sévérité dans le jugement les jeunes auteurs-compositeurs que nous sommes. Les futurs descendants de Brel, Bécaud ou Trénet peuvent aujourd'hui se rassurer ! Aujourd'hui, il y a comme un retour de manivelle, et le chanteur-idole s'apparaît plus que comme un rouage de l'engrenage, donc presque interchangeable, alors que nous, de notre côté, nous apportons le produit presque totalement fini.
Avant de te quitter en conseillant à nos lecteurs de découvrir ou de réécouter tes différents albums, j'aimerais savoir quelles ont été tes influences ou, tout au moins, les gens qui t'ont impressionné avant que tu entames cette carrière déjà âgée de cinq années, fort bien remplies d'ailleurs !
Je porte une admiration sans limites à Charles Trénet. C'est fantastique ! Oui, Trénet, Gainsbourg et Brel sont sans doute, dans des styles si différents, les chanteurs d'expression française qui m'ont le plus marqué. Quant à la scène internationale, les lecteurs pourraient presque les deviner eux-mêmes : les Beatles bien sûr, Dylan aussi, et Paul Simon enfin.
Enfin, comment pourrais-tu te définir, en quelques mots ?
En quelques mots ? Un chanteur fermement décidé à rester optimiste qui contemple et essaie de montrer à son public ce qu'il y a de beau sur terre. La qualité de la vie. en quelque sorte !