- Le Disque Illustré
En 1918, une firme américaine, Vocalion, eut l'idée d'ajouter des couleurs à la cire noire qu'elle utilisait pour ses disques; le résultat en est le premier disque tacheté multicolore. Deux ans plus tard, toujours aux Etats-Unis, une équipe de techniciens parvint à insérer une feuille de papier métallisé illustrée entre le support-disque et la fine pellicule où est gravé le sillon. En 1928, la firme R.C.A. Victor achète le brevet de cette curieuse invention, à l'initiative de son directeur du département technique, David Sarnoff, radioamateur devenu célèbre pour avoir capté le S.O.S. du Titanic en 1912. Il va encore s’écouler cinq années avant que la firme ne produise ses premiers picture discs (en français, on dira parfois disque-image, disque imagé ou photo-disque, mais on emploie surtout le terme anglo-saxon de picture disc).
Les tout premiers disques illustrés, d'un diamètre d'une quinzaine de centimètres, étaient ornés des portraits des vedettes du cinéma muet; pour cette raison, ils furent communément appelés Talk O'Photos, c'est-à-dire "Photos qui Parlent". Il ne s’agit pas à proprement parler de véritables picture discs car ils ne sont gravés que sur une seule face, et l’illustration ne figure pas sur le côté sonore. L’idée est, néanmoins, suffisamment marquante pour inspirer une chanson populaire de 1929: If I Had A Talking Picture Of You (“Si j’avais une photo parlante de toi”).
Par définition, le picture disc est un disque dont toute la surface sonore est ornée d’une illustration, la difficulté résidant, justement, dans le fait de pouvoir proposer, à la fois, illustration visuelle et illustration sonore. Les véritables premiers picture discs furent des cartes postales sonores allemandes fabriquées par la firme Musika PostKarte Co (environ vers 1925). La carte postale sonore sera fabriquée sporadiquement dans presque tous les pays jusqu’à nos jours. A preuve, dans l’hebdomadaire Tintin, en 1958, ce texte d’une planche de Modeste et Pompon dessinée par André Franquin (à noter que le disque, les instruments de musique et le transistor font partie intégrante de l’univers du dessinateur qui en fit couramment usage pour ses différents héros Spirou, Gaston Lagaffe, Modeste et Pompon... jusqu’au Marsupilami qui se retrouve avec une radio miniaturisée dans le museau dans QRN sur Bretzelburg):
Figure-toi, Modeste, que je venais te montrer un nouvel article que je représente: la carte-postale-disque que l’on enregistre soi-même... (case suivante): Si! Si! C’est d’une fidélité parfaite! Je sens que je ne me lasserai pas d’écouter ce disque...
Dans les années 60, on continuera d'exploiter le procédé, le plus souvent comme souvenir touristique, mais aussi... clandestinement: le rock'n'roll ayant été totalement proscrit dans les pays de l'Est, la carte postale sonore est le support qui sera choisi par les jeunes fervents de pop music pour véhiculer cette forme d'expression interdite.
Tandis qu'en France, dans les années 20, on continue de chercher à améliorer la technique du phonographe dans ses moindres détails, dans les pays anglo-saxons on se penche plutôt sur le cas du disque lui-même : le rendre plus attractif, lui donner une apparence ou un usage apte à le faire entrer dans un plus grand nombre de foyers. C'est ainsi que la firme britannique Goodson expérimente avec succès une série de 78 tours d'un diamètre de 25cm en matière plastique dont les particularités sont d'être flexibles, de couleur brune ou blanche, ininflammables, et ornés d'une illustration discrète. La publicité, qui repose sur le slogan featherweight, pliable, unbreakable (poids plume, pliable et incassable) est peut-être excessive: elle représente un disque Goodson presque totalement enroulé, et tenant entre deux doigts! Encore plus étonnant: il est recommandé d'utiliser une aiguille usée pour obtenir les sonorités les plus pures! En tous cas, l'idée d'un disque incassable fait son chemin, puisqu'on trouve bientôt en France des disques identiques (matière, dimensions, couleurs, poids) sur les labels M.P. et Discolux.
A la fin des années 20, plusieurs disques illustrés ont déjà vu le jour, grâce à l'esprit d'entreprise des firmes Ultraphone en France, Trusound et Goodson en Grande-Bretagne qui toutes utilisent un matériau bien pratique, le carton, qui constitue le support, “l’âme” du disque, et qui est ensuite recouvert (ou, mieux, immergé, pour lui assurer une planéité parfaite) dans un enduit d’acétate de cellulose qui reçoit l’empreinte musicale. L’acétate de cellulose étant transparent, il laisse apparaître l’illustration portée par le carton.
Dès le début de la décennie suivante, le rythme de production des disques illustrés semble s'accélérer: la firme américaine RCA-Victor inaugure sa production le 24 juin 1933 avec Caruso (78 tours 25cm RCA 17-5001: A Granada/ Noche feliz), Jimmy Rodgers (le 78 tours 25cm RCA A 18-600 portant les titres Cowhand's last ride et Yodel Number 12), Paul Whiteman, Paul Robeson (portant les chansons Scandalize my name et Freiheit, ce disque est sous-titré "Paul Robeson chante pour la Paix" et porte une illustration de Picasso). Mais, malgré les efforts de Robeson en faveur de la paix, l'année suivante, les nazis publient eux aussi, sur la marque Deutsche Nationale Schallplattendienst, une série de six picture discs portant des chants guerriers regroupés sous le titre général: "Was der SA-Mann singt" (soit "Ce que chantent les hommes des Sections d'Assaut", ou Chemises Brunes) et remis en récompense aux militants du parti les plus zélés. Et en France, enfin, au même moment, on créait de merveilleux disques illustrés de motifs religieux, généralement en noir et blanc ou brun, et publiés sous la marque Le Disque Religieux ou encore Le Disque Artistique.
On en est encore, dans chaque pays, à rechercher quelle matière est la mieux adaptée au disque. La cire, le carton, le plastique... La firme allemande Longophon teste un disque d'aluminium recouvert d'une pellicule de matière plastique. Une firme berlinoise, Mirola, publie quant à elle une délicieuse série de petits 78 tours d'un diamètre de 20cm.
Mais jusqu'alors tous ces disques étaient restés bien sagement uniformément ronds. Or, on va bientôt commercialiser des disques de forme différente, que l'on appellera tous simplement shape discs (disques "à forme"). Les premiers sont fabriqués en France, en 1930, et sont carrés. Innovation peu hardie, penserez-vous... Sachez cependant qu'ils sont de toute petite taille, puisque destinés à être glissés dans un paquet de cigarettes Gitanes-Vizir, sous la cellophane, comme cadeau publicitaire. Après l'avoir écouté, l'usager pouvait, soit le conserver, soit en échanger plusieurs de cette petite taille contre un seul, mais beaucoup plus grand; c'est ainsi que furent publiés une trentaine de petits 78 tours de la taille d’un paquet de Gitanes, et trois 25cm, tous confectionnés par la firme Sefono.
L'idée d'utiliser le disque illustré comme support promotionnel sut séduire les Américains : en 1932, des disques flexibles, de forme carrée, sont envoyés directement par la Poste! Il s'agissait de "Important Information", émanant de la firme Durium. Précisons qu'il était apprécié, de la part des préposés, de ne pas apposer cachets, timbres ou tampons sur la face enregistrée!
Le picture disc est également utilisé à titre pédagogique, en France et ailleurs... Dans le cadre, par exemple, de la série intitulée Le professeur inlassable dont le titre est fort judicieux; quoi de plus facile, en effet, que de remettre le disque en arrière pour réécouter, tant que le besoin se fait sentir, les passages délicats d'une leçon. Cette mode de disques éducatifs a surtout cours entre 1930 et 1935 : disques d'éducation physique en Grande-Bretagne, couplé avec une campagne incitant les enfants à boire du lait ... "DISCOMEDIC: Archives de la Parole Médicale" en France, dont le disque n°1 explique "Comment prévoir et prévenir les hémorragies post opératoires". Etc.
Malgré ces débuts prometteurs, le picture disc et le shape disc vont connaître une éclipse d'une dizaine d'années avant de refaire parler d'eux... Et encore le véritable succès commercial ne sera-t-il au rendez-vous que quarante ans plus tard! Il faut dire que, pendant ce laps de temps, fut découvert le vinyle. La Seconde Guerre mondiale avait, momentanément, freiné l’industrie phonographique. Elle repart de plus belle juste à la fin du conflit: on compte, aux U.S.A., jusqu’à 200 compagnies discographiques. Pour sortir du lot, il faut innover. Avant qu'il décide de ramener un disque chez lui pour l’écouter, il faut inciter le consommateur à en faire l’acquisition. Curieusement, au milieu des années 40, nul n’a encore songé à exploiter le potentiel attractif d’une pochette personnalisée. C’est donc le disque lui-même qui doit séduire le mélomane...
Accessoirement, en effet, un disque peut être beau, pour donner envie de l'écouter, de l'acheter. C'est en tous cas ce que pense Tom Saffady qui reste, encore aujourd'hui, un précurseur en matière de picture disc. En 1946, Saffady est un jeune industriel américain dont la société, Sav-Way Sara Seal Inc. a travaillé à plein rendement durant le conflit. Son usine de Eight Miles Road, qui dispose de 600 employés, lui a rapporté six millions de dollars pendant la guerre. Ce capital lui semble suffisant pour “lancer” un label de disques susceptible de se différencier de ses nombreux concurrents. Son objectif est, finalement, assez simple: il compte faire la synthèse des expériences déjà réalisées en matière de disque illustré, tout en apportant robustesse, qualité sonore et esthétisme.
Lors d'une conférence de presse, Saffady annonce qu'il va commercialiser des 78 tours incassables... et élégants; il a en effet l'intention de relancer l'industrie du disque, en sommeil pendant la guerre, en combinant l'usage de ce tout nouveau matériau, le vinyle, avec la technique du picture disc abandonnée depuis une dizaine d'année. Et pour le rendre plus solide, il utilisera un support en aluminium (il faut savoir que jusqu'alors les 78 tours de cire ou d'ardoise volaient en éclat lors du moindre choc; désormais, on pourra au moins conserver un disque fêlé ou ébréché le temps de le retrouver à l'état neuf).
Le fait est que son label, qu'il nomme Vogue, est sublime. Une centaine de disques seront publiés en un an environ. Malheureusement, Saffady a conçu l'affaire en artiste plus qu'en homme d'affaires, et plusieurs facteurs le conduisent rapidement à la faillite: 1) Dans un premier temps, il sous-estime les délais de fabrication et de mise en place. La première série de disques, prévue pour janvier, ne fut mise en place que le 6 mai: Tom Saffady avait “inventé" un nouveau procédé de reproduction de disques à grande vitesse, idéal en théorie... mais incapable de fonctionner dans la réalité ! Il fut contraint de remplacer, en catastrophe, l'idyllique engin par 42 presses à disques ordinaires, dont la capacité de production n'était chacune que de 40 disques à l'heure. Ce qui fait que ses disques n'arrivèrent en magasin que plusieurs mois après sa conférence de presse. Le temps pour le public d'en avoir oublié l'existence! 2) Ses disques étant beaucoup plus chers, ils se vendent mal auprès du grand public. 3) Les rentrées financières n'étant pas florissantes, il n'a pas suffisamment d'argent pour conserver ses vedettes; les plus talentueuses partent pour enregistrer sur d'autres labels. Lâchement abandonné par les stars en puissance, Saffady se retrouve avec les "nanars"... ce qui précipite sa faillite, officiellement déclarée le 30 août 1947.
L'échec de la firme Vogue est d'autant plus regrettable que Saffady avait l'oreille musicienne et suffisamment de flair pour discerner le talent : dans son écurie, on note la présence d'Art Mooney qui fera bientôt carrière chez M.G.M. avec, notamment, le célèbrissime thème du Pont de la Rivière Kwaï.
Entre le lancement et la fermeture de la firme Vogue, il ne s'est écoulé que quelques mois. Le brillant Saffady ne survivra guère à sa création: il meurt l'année suivante, d'un ulcère, à l'âge de 38 ans. Pourtant la beauté des illustrations (plus que la qualité intrinsèque des enregistrements) ont fait de Vogue le label de référence en matière de picture discs. En outre, on a récemment découvert une anecdote d'une importance capitale pour les collectionneurs et pour les historiens de la musique populaire: c'est pour cette firme que Bill Haley a gravé ses premières notes de musique… et cela en 1946, soit 8 ans avant d'enregistrer son fameux Rock Around The Clock!
Aujourd'hui fort recherchée par les collectionneurs du monde entier, la série des 78 tours picture discs Vogue est d'autant plus difficile à traquer qu'aucun catalogue n'en fut publié durant sa courte existence, et que les matrices furent détruites après l'annonce du crack. Certains disques de la série ont néanmoins été réédités sous forme de fac-similés, en tirage limité, en 1999.
En France, quelques temps plus tard, fut lancé le label Saturne, dont les disques, en revanche, restent encore fabriqués en matière cassable. Saturne, néanmoins, sortira environ 150 disques illustrés jusqu'au milieu des années 50. D'autres pays suivent la voie tracée par Vogue et Saturne, avec cependant moins d'acharnement. C'est ainsi que, sporadiquement, l'on voit apparaître des disques illustrés, en Allemagne, en Grande-Bretagne, au Japon, en Australie... (la liste est loin d'être complète, car on découvre chaque année l'existence de quelque antique rareté jusqu'alors ignorée).
A part les productions des firmes délibérément spécialisées dans le disque-image, la majorité des picture-discs n'était illustrée que sur une seule face. Décorer les deux côtés sans augmentation de prix, voilà la tâche que s'impose Louise Bardowicks au milieu des années cinquante. Cette astucieuse Allemande imagine un picture-disc constitué d'un support flexible, recouvert de chaque côté par une feuille de papier illustré ; le tout aura un diamètre de inférieur au disque que l'on désire commercialiser. C'est ce qu'on appellera five-layer-procedure, le procédé des cinq couches. Chaque côté est ensuite à nouveau recouvert d'un film transparent de matière apte à recevoir l'empreinte d'un sillon phonographique. Le brevet est enregistré le 30 octobre 1957. Louise Bardowicks fonde B.B.Records (B.B. sont les initiales de Bardowicks Bildschallplaten), et publie une cinquantaine de jolis picture-discs. Tout comme les cartes sonores précédemment, le procédé Bardowicks est utilisé couramment par les agences de voyages, agence de publicité et même par des compagnies discographiques concurrentes pour assurer la promotion de leurs artistes. Malgré cela, le marché du picture disc reste embryonnaire et la firme de Louise Bardowicks se voit contrainte de déposer le bilan et céder sa licence pour faire face aux difficultés financières de l'entreprise. Vendu et revendu, le brevet reste cependant peu utilisé à tel point que le picture disc, à partir de 1958, connaît une nouvelle éclipse de près d’une vingtaine d’années. Son grand retour et son apothéose se situent en 1977: pour les 100 ans du disque, de très nombreuses firmes sortent, sous forme de tirage limité, des picture discs. Il est toutefois spécifié que leur qualité sonore est sensiblement inférieure à celle d'un disque noir. Les performances des picture discs, notamment quant au bruit de fond, sont inférieures aux normes de qualité admises par les professionnels de l’industrie discographique américaine regroupés au sein du "RIAA" (Recording Industry Association of America). C'est pour cette simple raison que le picture disc se cantonne aux domaines musicaux "bruyants", ne se hasardant jamais à investir le champ de la musique classique.
Pour le grand public, le picture disc (qui existe depuis plus de 50 ans!) est totalement nouveau! Face au succès de ce support, on assiste l'année suivante au retour du shape disc.
L'un des picture discs les plus rares est très certainement Dangerous de Michael Jackson, dans la mesure où il n'existe que sous forme de test-pressing (donc, non commercialisé) et qu'il n'en fut confectionné qu'une poignée. Le plus drôle en est le support: sur l'une des deux faces, on peut entendre la musique du pianiste français Richard Clayderman! C’est ce que l’on nomme, en terme de collectionneur, un mistaken, c’est-à-dire un disque confectionné par erreur. En l’occurrence, les photos de Michael Jackson ont été placées, non pas sur l’un de ses disques, mais sur celui de Clayderman. Plus rare encore (12 exemplaires seulement en auraient été fabriqués) le picture disc de HIStory (toujours du même Michael Jackson). Cette fois, plus de risque d'entendre la musique de quelqu’un d’autre : le disque n'est pas enregistré du tout ! Il s'agirait cette fois d'un pressage brésilien promotionnel, donc hors-commerce (à l'automne 1995, deux exemplaires étaient arrivés en Grande-Bretagne, au prix de 1 000 livres Sterling chacun).