- Du Cylindre au Disque


Comment Propager l'Instrument ?

La situation en France

Comment s’opère la reproduction ?


Si, indiscutablement, l'on s'accorde à dater de 1877 la diffusion du premier enregistrement sonore et sa première démonstration publique l'année suivante, il est judicieux de retracer les évènements qui ont, tout au long du 19è siècle, conduit à la naissance du disque.

1807...Thomas Young présente un cylindre animé d'un mouvement rotatif, recouvert de noir de fumée, et capable d'inscrire des vibrations.

Pochette de Disques pour Poupées Parlantes en forme de Losange, rare
Pochette de Disques pour Poupées Parlantes en forme de Losange, rare.

1857... Exactement 50 ans plus tard, le Français Edouard Léon Scott de Martinville, typographe correcteur de l'Académie des Sciences, fait un amalgame de tout ce qu'il a récemment supervisé et invente le phonotaugraphe qui enregistre sur du noir de fumée. Entre-temps, trois physiciens (l’Allemand Wilhelm Weber et les Français Duhamel et Wertheim) avaient amélioré l’invention de Young, respectivement en 1830, 1843 et 1844. Duhamel, notamment, nomme sa machine le vibrographe.

Certes, l'enregistrement du son est réalisé, mais un fin trait sur du noir de fumée ne peut servir à la reproduction des sons ainsi enregistrés. “Le son cherche sa voix”, titrent les gazettes. C'est un semi-échec pour De Martinville. Il dépose les fruits de trois années de recherche à l'Académie des Sciences fin janvier 1857, prend contact avec Froment, fabricant d'appareils scientifiques, dépose un brevet le 25 mars 1857 et confectionne un premier cornet acoustique. L'année suivante, il s'associe au constructeur Rudolf Koenig afin d'améliorer les prouesses de sa machine et, effectivement, dépose un certificat d'addition au brevet primitif. Les améliorations apportées par Koenig sont si importantes que cette nouvelle machine préfigure déjà celle qui apportera la gloire à Thomas Edison. De Martinville reçoit l'appui de nombreux scientifiques du monde entier... mais pas du grand public ni des financiers qui auraient pu être tentés par la commercialisation de son procédé.

De Martinville se ruine avant d'avoir pu faire aboutir ses recherches, trop démuni pour même pouvoir acquitter les sommes nécessaires à renouveler les annuités de ses inventions qui, en conséquence, tombent dans le domaine public... Il s'en est fallu de peu pour que son nom soit celui de l'inventeur du disque. L'illustre inconnu (mais néanmoins précurseur) mourut en 1879. C'est dire qu'il aura vraiment peu assisté à l'évolution de cet objet qui lui tenait tant à cœur.

Coup de théâtre ! Le 28 mars 2008, Le Figaro annonça la nouvelle tandis que France Info diffusait l’enregistrement : à Paris, des chercheurs américains étaient enfin parvenus à décrypter l’enregistrement réalisé par Scott de Martinville. Il s’agissait d’un enregistrement de seulement dix secondes de « Au clair de la Lune »... D’une piètre qualité sonore, le document permettait néanmoins de réviser : le véritable inventeur de l’enregistrement sonore n’était ni Edison ni Cros, mais bel et bien De Martinville, et ce 24 ans avant eux.

1876... Graham Bell invente le téléphone.

1877... Le brevet théorique du paléophone est déposé à l'Académie des Sciences de Paris le 18 avril 1877 par le Français Charles Cros qui l’avait rédigé deux jours auparavant... Brevet théorique, car ce doux rêveur de Cros n'a même pas en poche les 50 francs nécessaires pour officialiser sa trouvaille, et encore moins les 3 000 francs or que lui aurait demandés le constructeur Bréguet pour réaliser un prototype. Néanmoins, cette enveloppe cachetée, si elle ne lui ouvre pas les portes auxquelles il aurait pu prétendre avoir accès, fait preuve d'antériorité par rapport à son concurrent Edison qui, lui, ne dépose une demande de brevet que le 19 décembre.

Il est très vraisemblable que le premier enregistrement sonore date du 4 décembre 1877 ; un prototype étant disponible, un collaborateur d'Edison, Charles Batchelor, aurait prononcé, enregistré et réécouté la phrase suivante : "Comment trouves-tu cela?". Laconique, mais historique !

Lecteur de Disque Dorsal Ouvert
Lecteur de Disque Dorsal Ouvert.

Si, dans la pratique, l’Américain Thomas Edison fut le premier à faire fonctionner sa machine devant des témoins, Charles Cros fit ouvrir le 3 décembre son pli cacheté du 18 avril qui prouva indiscutablement sa (légère !) avance sur l'Américain. Mais, rappelons-le, Edison n'aurait sans doute rien pu produire s'il n'avait été précédé (dans des recherches certes différentes) par Alexander Graham Bell...

1878... Le 11 mars, par personnes interposées, en l’occurrence le comte du Moncel, un Français, et l’Anglais Théodore Puskas, Edison présente son phonographe (on emploiera souvent le terme de “machine parlante”) en France, à l'Académie des Sciences. L’expérience est jugée concluante, mais contestée par le docteur Bouillaud qui suggère qu'il ne s'agisse, ni plus, ni moins, que d'un numéro de ventriloque... sans pouvoir en apporter la preuve, bien évidemment. Le 28 mars, Théodore Puskas entreprend les milieux financiers et politiques, lors d’un brillant dîner chez le ministre des Finances Léon Say.

La première démonstration publique a lieu le 22 avril dans la salle de conférences du boulevard des Capucines, à Paris, en présence du Préfet de Police et de la presse ; puis, le lendemain, on peut également assister à des séances, payantes cette fois-ci. L'accueil est enthousiaste et (quasi) unanime. Mais quelques sceptiques, à nouveau, parlent de ventriloquie ! Décontenancé, l'opérateur est incapable de reproduire l'expérience, laissant planer des doutes sur l'authenticité de sa première démonstration. La clientèle se raréfie rapidement, après le succès dû à la curiosité.

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Le 24 avril 1878 est fondée l'Edison Speaking Phonograph Company. Toujours boulimique en matière d'invention, Edison imagine une machine parlante à l'intention des enfants, pour leur enseigner l'alphabet : des phrases, des discours peuvent être reproduits par la machine et répétés par l'enfant. Dans la foulée, Edison entrevoit la possibilité d'appliquer sa trouvaille à un système d'horlogerie, ce qui n'est, ni plus, ni moins, que l'ancêtre de l'horloge parlante. Jamais à court d'idées, il pense aussi pouvoir confectionner des "lettres sonores" qu'on pourra envoyer par la poste ; on écoutera ainsi la voix de son correspondant, au lieu de déchiffrer son écriture.

Charles Gounod Teste le Phonographe d'Edison (à pile) le 27 Avril 1889 à l'Académie des Beaux-Arts en hantant 'Il Pleut Bergère'
Charles Gounod Teste le Phonographe d'Edison (à pile) le 27 Avril 1889 à l'Académie des Beaux-Arts en hantant 'Il Pleut Bergère'.

Il s'agira cette fois d'une plaque ou d'un disque (et non pas d'un cylindre) sur lequel une fine rainure en spirale permettra d'enregistrer jusqu'à 40 000 mots. Astucieux, Edison suggère "que les commerçants pourront faire leur correspondance en secret", et que sa machine permettra "à une personne ne sachant ni lire, ni écrire, de correspondre avec d'autres personnes qui ne pourront pas se rendre compte de son ignorance" (au mois d'octobre, après de nombreux essais, Edison doit se rendre à l'évidence et abandonner le projet : le procédé ne fonctionne pas ! Raison pour laquelle Edison revient au principe initial basé sur l'utilisation du cylindre).

Restait encore à propager l'idée et diffuser la machine... ce qui, on le comprend aisément, pouvait prendre plusieurs années. Dés le mois de juillet de cette même année 1878, Edison parcourt les Etats-Unis dans le cadre d'une vaste tournée de démonstrations payantes ayant pour cadre des salles de spectacles. En complément, il fait paraître dans la revue Scientific America des plans permettant aux lecteurs de construire eux-mêmes, pour un investissement de un dollar et demi en fournitures, une machine similaire, bien que simplifiée. Un mois plus tard sont publiés les plans du “simple phonograph” : la feuille d’étain n’est même plus placée sur un cylindre mais simplement collée sur une baguette de bois plate. La tête coulisse sur la baguette ; l’enregistrement et la reproduction sont exécutés par simple mouvement de va-et-vient.On le voit, Edison ne recule devant rien pour que le phonographe soit un jour présent dans chaque foyer. Il est sans doute dans sa logique commerciale de penser que lorsque le constructeur en herbe possédera un phonographe rudimentaire, il aura envie d'en acheter un beaucoup plus sophistiqué. Mais une fois passé l'effet de surprise et de curiosité, il faut malheureusement se rendre à l'évidence : le succès commercial n'est toujours pas au rendez-vous. Cet échec relatif aura néanmoins une heureuse conséquence : puisque la “musicalité” de l’objet n’est pas encore prouvée, utilisons néanmoins les capacités du phonographe pour constituer des “lieux de mémoire” (voir 1890).

Cours de Morse en 78 Tours, Cartons Illustrés
Cours de Morse en 78 Tours, Cartons Illustrés.

Début 1879... Les recherches en matière de phonographe commencent à sérieusement s'estomper dans la vie d'Edison ; il s'est trouvé une nouvelle passion, un nouvel engouement : l'éclairage public. Il va lui consacrer les sept prochaines années de sa vie, délaissant totalement le phonographe, pour n'y revenir qu'en 1887.

Toujours en 1879, un nommé Lambrigot, employé des télégraphes, propose un système de lames parlantes, sorte de phonographe simplifié et donc moins coûteux. On peut penser qu’il s’est inspiré des plans parus quelques mois auparavant dans Scientific American. Lambrigot pose, à cette occasion, les premiers principes de reproduction par matriçages successifs, système de duplication utilisé durant tout le 20ème siècle.

1884... L'Américain Tainter expérimente un procédé d'enregistrement sur disque à gravure verticale, le support, d'une épaisseur de 2,5 mm, étant en carton recouvert d'une couche de 1mm de cire et de paraffine. La même année, Emile Berliner enregistre The Lord's Prayer sur un cylindre aujourd'hui conservé par la B.B.C. Il s'agit donc du plus ancien enregistrement existant. Mais Berliner va bientôt imaginer de relancer le disque plat, déjà suggéré par Charles Cros. On connaîtra alors deux sortes d'enregistrement : celui à la gravure verticale, donnant un disque à sillon de profondeur variable, modifiant son incrustation avec l'intensité sonore, et celui à la gravure latérale, à sillon de profondeur constante, mais d'ampleur variable. On se rend compte rapidement que c'est ce second procédé qui permet une meilleure définition du son, mais la firme Pathé utilisera néanmoins la gravure verticale jusqu'à la fin des années 20. Contrairement à la méthode qui sera utilisée durant tout le vingtième siècle, c'est-à-dire un disque posé à plat, les gramophones de Bell expérimentés par son collaborateur Tainter enregistrent sur un disque vertical. Cette position permet en effet que la matière qui a été "labourée" par le style se dépose d'elle-même sur le socle (s'il vous est arrivé, dans un vieux studio d'enregistrement, d'assister à la gravure d'un disque en vinyle, vous aurez constaté qu'au 20ème siècle l'opérateur était obligé de dégager le disque en cours de réalisation de cette matière inutile, parfois même, simplement, en soufflant dessus; le procédé Bell, en conséquence, apparaît plus logique puisqu'il évite ce petit inconvénient).

En 1884, le support choisi est désormais une feuille de carton d'une épaisseur de 2,5 millimètres et recouverte d'une couche de cire et de paraffine naturelle ou "cire fossile" (dont le nom savant est ozocérite ou ozokérite). Ultérieurement, on envisage aussi l'usage de cire d'abeille et de cire de carnauba (cire végétale issue d'un palmier que l'on trouve uniquement au Brésil). L'usage de tels produits exotiques est sans doute idéal pour obtenir les meilleurs résultats mais, revers de la médaille, lorsque les relations avec le pays producteur sont rompues, il faut se tourner vers des produits de substitution. Ces rouleaux posent aujourd'hui un grave problème : bien que conservés dans des boîtes métalliques, ils ont très mal résisté à l'épreuve du temps, et la matière de couleur jaune brun utilisée pour leur fabrication jusqu'à 1900 n'a pas résisté à la pollution de l'air au 20ème siècle, si bien que la majorité des rouleaux sont aujourd'hui attaqués par des champignons qui les rongent et font irrémédiablement disparaître les sons. A partir de 1902, pour la reproduction, qui se fait par moulage, on utilise une matière un peu plus résistante, à base de stéarates métalliques et de divers ingrédients additionnels dont le noir de fumée. En dernier lieu, on utilisera le celluloïd, matériau qui a traversé le 20ème siècle sans dommage.

1887... L'année est consacrée à la mise au point du "Phonographe Edison" (car l'homme cultive le culte de la personnalité), recherchant simultanément une possible utilisation du procédé pour la sonorisation de jouets (poupées parlantes), d'horloges et de montres (dans ce dernier cas, néanmoins, les mécanismes à mettre au point sont de si petite taille que l'idée est écartée, au moins provisoirement).

Pendant les années durant lesquelles Edison avait délaissé son enfant chéri le phonographe, le flambeau fut repris par Alexander Graham Bell. Dès juin 1875, Bell avait inventé le téléphone, bien que les résultats obtenus soient très médiocres. Installé aux Etats-Unis, il présenta en juin 1876 des appareils en état de marche. Il put ainsi commercialiser son invention dès 1877.

Une invention française: l'Archéophone d'Henri Chamoux

Cet objet unique en son genre s'adresse à un public restreint, érudit et passionné: les détenteurs d'enregistrements rarissimes de la fin du XIXe siècle.

«Archéo vient du grec arkhaios qui signifie ancien, et «phone» vient du grec phônê qui signifie «voix». L’Archéophone, en toute logique, est une machine qui permet de restituer les voix anciennes… et par extension les enregistrements anciens.»

Dès 1900 les rouleaux se virent relégués au grenier…

Au grenier ou à la cave, où les moisissures les endommagèrent irrémédiablement. Quatre-vingts ans plus tard, un certain Henri Chamoux pensa aux collectionneurs qui, à grand peine, parvenaient à amasser des rouleaux non endommagés et se mit à leur place: devaient-ils acheter quatre ou cinq phonographes pour pouvoir les écouter tous (d’autant que leur prix, lorsqu’ils fonctionnaient, avait été démultiplié)?

Chamoux construisit l’Archéophone

Cette très astucieuse machine permet de lire (d’écouter) tous les rouleaux (toutes marques, tous formats); c’est le seul appareil moderne qui soit capable de lire tous les formats de cylindres phonographiques de cire ou de celluloïd, tels qu'ils furent produits entre 1888 et 1929, et même plus tard. Ces enregistrements sonores, on l’a vu, sont fragiles et s'usent très vite s'ils sont lus sur des appareils d'époque. L'Archéophone, qui permet la transcription des cylindres sur CD, est désormais utilisé par les plus grandes archives qui possèdent de tels supports sonores: Bibliothèque du Congrès, BNF, Musée Edison, ainsi que d'autres institutions et collections privées.

Fiche technique

Dimensions hors tout (L.P.H., en mm): 540 x 320 x 330. Poids: 24 kg. Poids total avec les accessoires, en caisse (650 x 400 x 420) pour le transport aérien: 45kg. Appareil silencieux et robuste, offrant la plus grande sécurité dans la manipulation des cylindres. Simplicité d'emploi, fabrication soignée. Parfait équilibre dynamique du bras à la lecture. Grande longueur des mandrins, garantissant une bonne tenue des cylindres «rétrécis» ou trop lâches. Centrage aisé de la surface des cylindres par déplacement de l'axe de rotation, sans outil et par vis micrométriques. Garantie d'une mesure précise de la vitesse de rotation. Possibilité de lecture au ralenti, utile pour certains transferts.

Avec son collaborateur Charles Sumner Tainter, Alexander Graham Bell invente le photophone et entame des recherches sur l'enregistrement sonore, approfondissant des questions alors délaissées par Edison. Ces recherches vont bon train, avec, bien sûr, leur lot d'échec et de déceptions. Rapidement, Bell réalise que la feuille d'étain, utilisée jusqu'à présent pour recouvrir le cylindre, n'a pas d'avenir ; le support qui semble le plus apte à la remplacer est un papier fort, recouvert par une couche plastique de cire et de paraffine. Jusqu'alors, le style enregistreur emboutissait la feuille d'étain par pression. Désormais, il creusera la matière, rejetant celle du sillon tracé (comme, par exemple, un soc de charrue creuse et rejette la terre). Bell aurait pu réussir là où Edison avait (momentanément) échoué, si un évènement totalement imprévisible n'était arrivé le 2 juillet 1881 : le président Garfield fut, ce jour-là, victime d'un attentat... La grande notoriété de Bell lui vaut d'être appelé au chevet du président ; sa mission consiste à mettre au point un appareil susceptible de retrouver, dans le corps de l'homme, la balle qui l'a blessé. Et effectivement, grâce à une sonde téléphonique, Bell détermine très exactement l'emplacement du projectile dans l’organisme de Garfield. Hélas, le président décède le 19 septembre ; une infection maligne avait été plus rapide que les investigations du savant. Dès lors, Bell semble se désintéresser de ses recherches concernant le phonographe ; il se contente de financer les travaux de ses collaborateurs. Il est important de noter que les dites recherches s'éloignent du cylindre au profit du disque : instinctivement, tout comme Bell, des inventeurs comme Bettini ou Berliner prendront rapidement conscience que l'avenir de l'enregistrement sonore ne réside pas dans le cylindre (ou "rouleau"), mais dans le disque.

Toujours 1887... Alors qu'Edison avait rapidement abandonné l'idée de la "lettre sonore", Tainter s'y engouffre. Ses arguments semblent imparables : de même que le téléphone supplante rapidement le télégraphe, la lettre sonore ne peut que supplanter le courrier traditionnel. Surtout aux Etats-Unis, pays où des millions d'immigrants n'ont pas la maîtrise parfaite de la langue anglaise, de son écriture ni de son orthographe. Reste un écueil: pour produire des lettres parlées de qualité sonore acceptable, il faut pouvoir disposer d'une machine fiable, et donc, malheureusement, coûteuse. Afin de pallier cet inconvénient, Tainter imagine de louer sa machine plutôt que de la vendre. L'idée n'a rien d'incongru puisque (pour encore une bonne partie du 20ème siècle) les téléphones eux-mêmes sont loués et restent propriété de l'Etat. Cette forme d'exploitation rapporterait ainsi des rentrées régulières pour l'exploitant. Techniquement parlant, tous les aspects semblent avoir été envisagés : fin 1887, un brevet est même déposé pour un graphophone à double cylindre, permettant à l'utilisateur de conserver une copie de sauvegarde au cas où le premier exemplaire serait égaré par la poste. Le même mois, Tainter fait breveter un graphophone à disque horizontal. Cette fois, nous sommes tout près de la forme connue durant tout le 20ème siècle. C'est néanmoins un graphophone à cylindre unique, actionné par une pédale de machine à coudre, qui est mis en fabrication. Les 300 premiers exemplaires commandés se révèlent défectueux. Au moment où Tainter et Bell semblaient les mieux partis pour conquérir le marché, ils assistent, désarmés, au grand retour de leur rival Edison !

1888... Edison, en effet, revient au premier plan, présentant aux médias son nouveau phonographe à moteur électrique ; il veut commercialiser un Edison amélioré, dont le but, c'est évident, est de concurrencer la "poste parlée" de Bell et Tainter. Dès 1885, en effet, Edison avait pris ombrage des progrès effectués par Bell (sans savoir que, de son côté, Bell reluquait du côté des engins conçus par Edison). Au vu du triomphe recueilli par son téléphone, comment douter que Bell ne réussisse à imposer son graphophone ?

Mis à part le fait qu'il utilise de la cire, le graphophone de Bell peut être considéré comme une copie du phonographe dont Edison détient les brevets. Bell est conscient des menaces de "piraterie" qui pèsent sur sa tête et, afin de régulariser cette délicate situation, tente divers rapprochements commerciaux avec Edison. Ce dernier, de son côté, ne peut que constater que les performances réalisées avec la feuille d'étain sont très nettement inférieures à celles de la cire. Bref, Edison comme Bell sont obligés de reconnaître que chacun nécessite une arme que détient son adversaire !

Mais rapidement on doit se rendre à l'évidence : la "lettre parlée" et la machine qui l'engendre, le graphophone, n'ont visiblement aucun impact commercial. Après l'espoir en 1888, sa commercialisation en 1889, c'est la déception : on reproche au graphophone son manque de sensibilité, ses piètres performances en matière de reproduction, le très pénible et incessant bruit de fond... et l'obligation de porter un casque stéthoscopique lors de son utilisation. Un modèle amélioré est commercialisé en décembre 1889, mais rien n'y fait : tandis que le phonographe, beaucoup plus musical, ne cesse de gagner des parts de marché, le graphophone recule (l'abandon total et définitif de ce procédé aura lieu en 1893). Ce grand visionnaire qu’était Jules Verne avait pourtant misé sur cette invention ; dès 1879, il en évoquait l’usage dans Les tribulations d’un Chinois en Chine :

Ouvrant la boîte, il retira de l’appareil le papier zébré de rainures, qui venait de reproduire toutes les inflexions de la lointaine voix, et le remplaça par un autre. Le phonographe était alors perfectionné à un point qu’il suffisait de parler à voix haute pour que la membrane fût impressionnée et que le rouleau, mû par un mouvement d’horlogerie, enregistrât les paroles sur le papier de l’appareil.

Pour l’heure, la “lettre parlée” ne rencontre pas le succès, pas plus qu’en 1905 lors d’une nouvelle tentative de commercialisation sous le nom de sonorine ou phonocarte. Bell, néanmoins, n'est pas le seul à essuyer des revers. Fin 1887, Edison avait achevé la mise au point de ses poupées parlantes et chantantes. Or , à cette époque, Il est impossible d'envisager le moindre procédé de duplication. Les cylindres sont donc enregistrés un par un par de charmantes jeunes filles qui récitent ou chantent autant de fois qu'il le faut ! Cinq cents poupées avaient été commercialisées en 1888 et 1889, mais, malgré des efforts publicitaires, l'objet s'avéra d'un usage trop délicat pour devenir un jouet courant pour le grand public. En conséquence, le produit fut abandonné en 1890 ... ce qui n'empêcha pas le Français Henri Lioret de reprendre l'idée à son compte, sous le nom de bébé phonographe ! D'une hauteur de 65 centimètres, le Bébé Jumeau (du nom du fabricant de poupées Emile Jumeau) était vendu, accompagné de deux cylindres, au prix de 38 francs ou 48 francs, selon la lingerie (le cylindre, séparément, coûtant 2,50 francs).

Toujours 1888... La Cour Suprême des Etats-Unis rend son jugement accordant à Alexander Graham Bell la paternité de l’invention du téléphone dans le procès qui l’opposait à Elisha Gray. Il faut dire que tous deux avaient déposé leurs brevets de télégraphe parlant le 14 février 1876... à deux heures d’intervalle !

1889... L’Américain Louis Glas présente le premier véritable juke-box, le Multiphone, le 23 novembre très exactement, au Palais Royal Saloon de San Francisco ; c'est un phonographe à rouleaux pourvu d'un monnayeur.

1889... Citons une expérience dont on peut se demander si elle est véritablement authentique : au cours d'une conférence sur l'origine du langage et les localisations cérébrales, devant deux cents personnes, un certain Docteur Pinel aurait réussi à endormir phonographiquement un sujet hypnotisable en lui faisant écouter trois fois de suite le mot "Dormez" ; il fallut, paraît-il, à nouveau recourir au phonographe pour réveiller le sujet !

La même année, Thomas Edison se rend spécialement de New York à Paris afin d'exposer son phonographe dans le cadre de l'Exposition Universelle. Et le 4 juillet, jour de la fête nationale des U.S.A., il fait entendre un discours enregistré par le président Benjamin Harrison à destination de l'Europe ; selon la Constitution, en effet, un président des Etats-Unis en exercice n'avait pas le droit de quitter le sol de l'Union pendant la durée de sa magistrature. Parmi la foule des admirateurs, un jeune homme nommé … Charles Pathé.

1890... Le phonogramme que l’on peut écouter et réécouter inlassablement s’avère être l’outil idéal pour l’apprentissage des langues, la réadaptation vocale des sourds et des muets, et la constitution d’archives sonores tout à fait uniques. Marie-France Calas, directrice de la Phonothèque Nationale, explique cette démarche : ”Dès 1890, très naturellement, linguistes, anthropologues, dialectologues, musicologues... utilisent l’enregistrement pour fixer la tradition orale et comparer l’évolution musicale et dialectale.” A l’origine de cette volonté de constituer un patrimoine sonore, on relève des initiatives personnelles...

En 1889, l’Américain Walter Fewkes enregistre les chants et légendes des Indiens Zuni et Passamaquody, peaux-rouges de Nouvelle Angleterre en voie d’extinction; en 1896, le Français Hubert Pernot enregistre des chants crétois dans l’île de Chio et l’écrivain folkloriste hongrois Bela Vikar inaugure un recueil de chansons populaires dont il exposera les premiers résultats lors du Congrès International du Folklore à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris en 1900. Durant cette même Exposition, le Français Azoulay enregistre 400 cylindres des différents parlers et chants représentatifs des ethnies présentes à l’Exposition ; ces documents sont alors remis à la Société d’Anthropologie dont Azoulay est président.

L’idée d’archiver des sons se propage : la première institution consacrée à la conservation des enregistrements sonores est créée à Vienne en 1899. C’est la Phonogrammarchiv Akademie der Wissenschaften der österreichischen. Puis les Phonogramm Archiv sont créées en 1904 à Berlin, avec pour mission de collecter les idiomes de tous les pays (durant la Première Guerre mondiale, elles recueillent une formidable base de données auprès de toutes les nationalités détenues dans les camps de prisonniers). En 1905, la firme His Master’s Voice fait venir à Londres, tout spécialement pour enregistrer leurs chants, des pygmées du Congo. En 1906, à l’île de Man et à Guernesey, on s’applique à conserver sur phonogrammes des traces des vieux langages locaux.

La même année, en France, le professeur Ponge propose la création d’un Musée de la Parole et du Geste, idée qui débouchera sur la création en 1911 des Archives de la Parole installées à la Sorbonne et conduites par le linguiste Ferdinand Brunot et son collaborateur Charles Bruneau. Ils recueilleront avec autant d’application documents anonymes et voix célèbres, sillonnant la France à bord de leur “camion phonographique” pour recueillir récits et chants populaires ; ce sont d’abord les Ardennes en 1912, puis le Berry et le Limousin en 1913. En 1927, les Archives de la Parole deviendront le Musée de la Parole, et s’installeront rue des Bernardins, bénéficiant de plus vastes crédits qui leur permettent alors de se rendre en Roumanie (1928), Tchécoslovaquie (1929), Grèce (1930). Outre ces déplacements, le Musée reçoit, sous forme de dons, des enregistrements émanant du monde entier.

Partout, l’idée d’archiver les sons gagne du terrain : simultanément, des missions sont envoyées dans les contrées les plus reculées. Une véritable prise de conscience se fait jour afin de préserver des traditions orales menacées. Mais les moyens financiers ne sont pas toujours à la hauteur des besoins : même si la Société Pathé Frères prête matériel et techniciens aux Archives de la Parole, on se souvient néanmoins de Ferdinand Brunot se plaignant de ne pas avoir les moyens nécessaires pour faire chauffer convenablement la cire avant un enregistrement. Il est d’ailleurs caractéristique de noter que, pour des raisons économiques, la plupart des archives sonores continuaient encore à utiliser le cylindre plus de vingt ans après son abandon par l’industrie phonographique au profit du disque.

1890... Le 13 mai, Stanley, célèbre explorateur anglais parti en Afrique à la recherche du Docteur Livingstone, enregistre à son retour à Londres un cylindre à l’intention d’Edison. Il réitère l’expérience lors de son mariage le 12 juillet : la cérémonie s’étant déroulée dans l’abbaye de Westminster, la marche nuptiale fut jouée à l’orgue, et enregistrée sur un cylindre remis aux jeunes mariés.

1890 / 1892... Aux Etats-Unis, conscient des échecs relatifs de la lettre parlée et des poupées sonores (échecs commerciaux qui, cependant, ne remettent pas en question l'intérêt de telles machines), Edison réalise que l'avenir est peut-être dans la mise en circulation de pièces musicales. Il améliore la qualité de ses enregistrements en utilisant de la cire plutôt que l'étain, et, dès 1890, exploitera son phonographe sous forme d'horloge parlante et de machines à dicter... tout en faisant procéder à la mise en place d'un répertoire à l'intention des mélomanes. La question de la duplication n'étant toujours pas résolue, le ou les musiciens sont tenus d'interpréter les morceaux plusieurs fois, face à une batterie de sept cornets enregistreurs. Pour l'exemple, citons la première séance, qui eut lieu le 24 mai 1889, et pour laquelle un flûtiste parvint à un total de 75 rouleaux.

On parviendra bientôt, heureusement, à mettre en batterie dix ou douze machines à graver, puis, à partir d'un cylindre-mère, on pourra, par système de reproduction par pantographe, produire simultanément jusqu'à 50, voire 100 cylindres ; à partir de ce nombre, le cylindre-mère étant usé, il convient d'en enregistrer un nouveau. Ce qui étonne le plus ceux qui ont le privilège d’assister à cette forme de duplication est qu’elle s’effectue dans le silence le plus complet. A cela, finalement, rien de bien surprenant : la vitesse de rotation étant huit fois plus faible que dans le cas de l’écoute ordinaire, les vibrations sont en dessous du seuil de perception de l’oreille humaine.

Certains rouleaux étant ré-enregistrables, il vaut mieux éviter de penser aux témoignages artistiques, historiques... ou simplement de société qui ont dû disparaître lors de réutilisations opérées, soit pour manque de place ou tout simplement par négligence (car les rouleaux vierges étaient bon marché).

Comment Propager l'Instrument ?

La North American Phonograph Company, qui a en charge l’exploitation des brevets de Thomas Edison, a déjà procédé à l’implantation d’une trentaine de compagnies locales dans les principales villes des U.S.A. En outre, elle publie un bulletin mensuel, The Phonogram, qui relate toutes les avancées techniques relatives au phonographe et, en règle générale, tout ce qui concerne le monde de l’enregistrement sonore (cet exemple sera suivi en 1903 par la firme britannique Gramophone qui, à son tour, éditera, sur le même principe, sa propre revue).

A cette époque (1890-1892), deux modes d’exploitation du phonographe ont été adoptés, en fonction des besoins du consommateur, à utilisation publique ou privée. L'utilisateur peut, soit acheter ou louer la machine à l’année, à domicile, et, bien sûr, acquérir disques ou cylindres qui l’accompagnent... soit se rendre dans certains lieux publics et insérer des pièces dans la machine pour écouter les airs de son choix (on ne dit pas encore “juke-box” mais “nickel-in-the-slot”, c’est-à-dire, globalement, “la pièce dans la fente”).

En 1894, la North American Phonograph Company est absorbée par la Columbia. Cette dernière fusionne avec l’American Graphophone Company pour donner naissance à la puissante Columbia Phonograph Company.

1892 : invention de l’enregistrement électrique

Le phonographe d'Edison, qui reproduit les sons par un procédé purement mécanique, est encore bien éloigné de l'électrophone, qui, lui, utilisera un procédé électromécanique. Celui d'Edison préconise, en guise de récepteur, une sorte de cornet acoustique fermé par un diaphragme métallique garni d'une pointe d'ivoire qui vibre lorsqu'on parle ou chante devant l'appareil ; c'est ce même cornet qui fera office de reproducteur, la pointe du diaphragme suivant alors la rainure formée à l'enregistrement. L'enregistreur, lui, se compose d'un cylindre animé d'un mouvement hélicoïdal, et recouvert d'un manchon de cire sur lequel s'appuie la pointe. Les résultats, néanmoins, sont bien insuffisants, tant pour la musicalité que pour le volume sonore : le son est faible, nasillard et déformé. En 1892, en revanche, le Français François Dussaud invente et construit le premier appareil à enregistrement électrique de la parole et de la musique, qu'il nomme le ramasseur (on comprend aisément pourquoi, dans l'hexagone, on préféra pendant des décennies utiliser le terme anglais de pick-up). Les compétences de François Dussaud étaient loin d'être négligeables puisque, poursuivant ses recherches dans le domaine de cette science qu'il a créée et qu'il nomme l'endomécanique, on pouvait lire à son sujet, dans le mensuel Lecture pour tous en novembre 1934, les propos suivants :

.

M. Dussaud est arrivé à photographier et à cinématographier sans aucune manipulation et avec vision immédiate, des sujets fixes ou animés : il est possible aujourd'hui d'enregistrer les images reçues par la télévision et de les reproduire à volonté, et même de les combiner avec une émission sonore.

Dussaud avait-il inventé le magnétoscope ? Sans doute pas : si l'on prend la peine de consulter les registres de l'I.N.P.I., on trouve trace de ce genre d'appareil sous le nom de graphophonoscope dès 1896 (brevet n° 49 997 déposé le 10 avril par Messieurs Auguste Baron et Frédéric Bureau) et désignant "un appareil servant à enregistrer et reproduire simultanément les scènes animées et les sons". Il nous est cependant impossible d'affirmer que le graphophonoscope a véritablement fonctionné.

Revenons néanmoins au disque ! L'enregistrement électrique fera faire un grand pas en avant à la fidélité d'enregistrement et de reproduction, car, jusqu'alors, l'enregistrement acoustique occultait, par exemple, les basses ; à tel point qu'un compositeur dut remplacer l'orgue par une clarinette pour que l’une de ses œuvres soit compréhensible !

Mis en pratique en 1919 par Guest et Merriman, deux ingénieurs anglais, le premier enregistrement électrique est celui du service funèbre pour le soldat inconnu en l'abbaye Westminster de Londres le 11 novembre 1920. On jouit enfin de documents qui n'ont plus ce son nasillard, trop proche de celui du téléphone. Le gain obtenu correspond à deux octaves et demi sur le spectre des fréquences, qui sont désormais balayées de 100 Hz à 5 000 Hz. Si la qualité sonore s’améliore, elle n’est cependant toujours pas parfaite ; on peut considérer qu’il faut attendre la fin des années 20 pour disposer d’enregistrements de qualité : l’ultime étape consiste en l’utilisation d’un microphone électrique. A partir du moment où l’on abandonna le cornet pour enregistrer via le microphone, l’amateur en quête d’enregistrements soignés pouvait commencer à espérer. Peut-être serez-vous curieux de connaître l’origine du mot microphone... On la trouve dans une revue scientifique de 1878 :

Jusqu’ici, le téléphone était un appareil qui, un son très fort lui étant communiqué, transmettait à distance un son très faible. Par une disposition spéciale, David Edward Hugues en a fait un instrument qui, d’un son très faible qu’il a reçu, tire un son très fort qu’il transmet. Aussi, par analogie avec le microscope, propose-t-il d’appeler sa machine microphone. Monsieur du Moncel démontre la sensibilité de ce téléphone en y déposant une boîte contenant une mouche vivante. A l’autre bout de la ligne, un téléphone récepteur Bell ordinaire permet d’entendre l’insecte prisonnier voleter, gratter, marcher...

La première utilisation du mot microphone semble remonter à 1827 : Sir Charles Wheastone décrivait dans le Quaterly journal of science un instrument mécanique qu’il venait de mettre au point et qui avait pour mission d’amplifier les sons les plus faibles.

1893... Le Français Lioret se targue d'avoir enfin réalisé des cylindres incassables en celluloïd moulé selon un procédé mécanique dont il est l'inventeur. Il est aussi le premier à construire, en France, une usine d'appareils phonographiques. Le 24 novembre de la même année, Henri-Jules Lioret dépose, à l'I.N.P.I. (Institut National de la Protection Industrielle) sa marque "H.L." (brevet n° 42 751) désignant des appareils phonographiques complets et des pièces détachées. Lioret est un précurseur, en cela qu'il est le premier en Europe à avoir déposé un brevet (il n'a, dans cette démarche, été devancé que par Edison, et de seulement quelques mois). Poursuivant son entreprise, le Français dépose en 1898 le brevet du Lioretgraph.

Lioret était cependant tenu d'apporter "quelque chose de nouveau" à la fabrication de ses objets s'il ne voulait être condamné pour plagiat pur et simple des jouets déjà mis en circulation par Edison et Berliner. Lioret a donc imaginé d'utiliser, pour ses cylindres, un manchon en acier sur lequel l'impression se fera en relief, permettant ainsi une duplication ultérieure. Le problème de ces rouleaux incassables est leur prix de revient, bien trop élevé pour pouvoir toucher le grand public. C'est au contraire un cadeau de luxe, voire de prestige : fin 1893, afin d'encore améliorer les relations entre la France et la Russie, le président de la République Félix Faure offrit trois poupées parlantes à la grande duchesse Olga.

La situation en France

Si le phonographe commence à être bien connu aux U.S.A. et, dans une moindre mesure, en Allemagne, le reste du monde, en revanche, ignore encore cette invention révolutionnaire. Il ne faudra guère de temps, néanmoins, pour que des constructeurs français inventifs et à l'affût soient pris d'un véritable engouement qui, jusqu'à présent, avait épargné le grand public...

Jusqu'à la fin du 19ème siècle, en effet, les dépôts de brevets se multiplient dans notre pays. Signalons une curiosité de langage : de même qu'on a bien souvent tendance à appeler frigidaire ce qu'on doit nommer "réfrigérateur" (car Frigidaire est une marque, et pas un nom commun), la marque Gramophone est passée dans le langage commun pour désigner le phonographe. Pourtant, il s'agit d'une marque (en France, on relève un premier dépôt de marque Gramophone le 17 mars 1900, puis le 12 février 1903).

Sac de Disquaire, Format 78 Tours
Sac de Disquaire, Format 78 Tours.

Aujourd'hui, ces marques aux noms fantaisistes ont de quoi faire sourire... car elles désignent toutes le même type d'appareil ! On remarque, entre autres, le Chanteur Automate (brevet n° 52 462), l' Audiomètre et le Microphonographe (brevets n° 52 466, 52 467 et 52 468), le Phono Chanteur, le Mimophone, le Phonobox, le Chanteclair, l'Ullmanigraphe (déposé, vous l'auriez deviné, par M. Ullmann !), le 1900, le Kaléo, la Bouche d'Or, la Fauvette, le Perroquet-Phonographe, le Multiplex, le Sonore Universel, le Small Phonograph, le Charmeur et le Home-Phonographe. Mention spéciale à la Compagnie Générale de Cinématographes, phonographes et pellicules qui, le même jour de 1899, déposait les brevets de trois machines que l'on imagine volumineuses : le Stentor (Phonographe Géant), le Phonographe Monstre et le Phonographe Colosse. Y eut-il, sous une forme ou une autre, un cas d'espionnage industriel (nous relations dans le chapitre précédent l'affaire des "faux Bettini" vendus par Pathé) ? Toujours est-il que, quatre mois plus tard, Monsieur H. Leclerc déposait, lui aussi, quatre brevets de machines nommées Le Géant, L'Eurêka, L'Echo et Le Merveilleux ! Arrêtons-nous quelques instants sur ce nom de Merveilleux car c'est aussi celui que portait une création d'Henri Lioret mise sur le marché pour Noël 1895.

Lioret, on l'a vu, s'était impliqué dans la fabrication de poupées sonores. Parallèlement, il avait constaté que le phonographe, alors totalement inconnu en France, aurait sans doute pu conquérir un vaste marché. C'est la raison pour laquelle il déposa sa propre marque de fabrique et se lança dans la commercialisation de ses propres machines. A nouveau par souci d'éviter le moindre risque de plagiat, il conçut des machines qui portaient véritablement sa griffe.

Même si le principe en reste le même, il n'y a, au premier coup d'œil, aucun rapport entre un phonographe Edison et, par exemple, le Merveilleux de Lioret, qu'il présente d'ailleurs comme un "jouet scientifique et amusant". Mais bientôt Lioret se retrouve confronté au même problème qu'avec ses poupées parlantes : ses productions sont beaucoup trop chères. Du coup, il ne pourra résister à Pathé qui se contente d'importer des modèles américains. Cela dit, on ne peut véritablement blâmer Pathé : il a grandement contribué à la diffusion de cet appareil nouveau pour la France, et, lorsqu'il connut ses premiers (modestes) succès, il était véritablement au bout du rouleau (pardonnez ce calembour par trop évident !)

Comment s’opère la reproduction ?

Le périodique Praticien industriel préconise des proportions idéales pour la confection de cylindres fidèles :
- 1 000 grammes de stéarine
- 250 grammes de soude caustique
- 25 grammes de stéarate de plomb
- 10 à 20 grammes de paraffine.

A partir de 1912, Edison, quant à lui, utilisera le celluloïd pour la fabrication de ses prestigieux cylindres Blue Amberol et Purple Amberol (Lioret, rappelons-le, s’était targué, dès 1893, de produire des cylindres incassables grâce à cette même matière). Sous réserve d’utiliser spécifiquement le diaphragme Diamond, Edison assure 3 000 auditions des Amberol sans la moindre perdition sonore. Les disques, quant à eux, se composent de gomme laque et de kaolin.

Disques et cylindres sont dupliqués par galvanoplastie ; l’enregistrement original figure sur une, voire plusieurs matrices de cuivre. Elles sont alors plongées dans un bain de matière fondue ; disques ou cylindres sont ensuite démoulés.

Moulage en Plâtre Publicitaire à l'Effigie de Nipper
Moulage en Plâtre Publicitaire à l'Effigie de Nipper.

On a le sentiment, aujourd'hui, qu'à l'époque, fort peu de gens possédaient ces antiques machines à cylindres et qu'elles restaient confinées aux lieux publics tels que foires, grands cafés et cabarets. Or, entre seulement 1900 et 1908, Pathé produisit 45 millions de cylindres. Rappelons-nous le fameux emblème du coq chantant (“Je chante haut et clair”), presque aussi célèbre que le chien fox-terrier de La Voix de son Maître ; durant cette période "préhistorique", le disque n'a en effet d'autre moyen de coquetterie que le label lui-même. Certains seront mille fois plus jolis que celui de Pathé, d'autres, au graphisme ordinaire, sont aujourd'hui recherchés pour leur rareté (l'importance du label se transmettra au fil des générations de collectionneurs ; il s'agit d'ailleurs d'un élément déterminant pour faire la distinction entre une édition originale et une réédition, voire même entre un vrai d'un faux)*.

1896... Naissance d’une chanson de jazz Nouvelle Orleans : When The Saints (Go Marching In).

1896... Déjà on entrevoit l’usage du disque dans la publicité, comme en témoigne cet extrait de La vie scientifique :

Réclame parlée par le phonographe - Avis aux industriels : le phonographe, système Lioret, parlant à haute voix et répétant toutes les réclames, s’adapte à tous objets tels que tableaux mécaniques, bouteilles, oranges, kiosques, etc...

1896... Les faits divers jouent parfois un rôle dans l’industrie discographique. C’est le cas, cette année, de nombreux disques consacrés à Casey Jones, conducteur du Cannonball Express qui a déraillé à Memphis. Et ce sera encore le cas en 1912 : le naufrage du Titanic fera (déjà !) vendre beaucoup de disques, 86 ans avant que Céline Dion ne connaisse le succès avec “My Heart Will Go On”.

1898... La Columbia commercialise un nouveau type de cylindre, d’une taille supérieure (13 centimètres de diamètre, contre 5,7cm par le passé), avec, bien sûr, la machine qui va avec, le “Graphophone Grand”. Immédiatement, Edison réagit, ce qui le conduira à mettre sur le marché l’Edison Concert dès février 1899. Pathé, qui suit cette évolution d’un œil intéressé, se contente, dans un premier temps, de diffuser le Columbia Grand muni de la plaque Pathé, puis, après avoir apporté une modification propre à sa firme, de le baptiser Stentor. Ce nom sera finalement adopté, désormais, pour tous les rouleaux de grand format commercialisés en France ; la demande du public pour ces rouleaux grand format restera cependant toujours modeste en comparaison des ventes au format standard.

Egalement en 1898, on voit apparaître un sympathique angelot sur la face non enregistrée des disques de marque Gramophone. Cet ange conçu par Théodor Birnbaum n’a pour effet que de décorer cette face inutilisée, et de personnaliser les disques de la firme. A partir de cette expérience, de nombreux fabricants chercheront à utiliser, d'une manière ou d'une autre, la face non enregistrée. Il faudra attendre encore six longues années avant de songer à y porter un enregistrement !

1899... Sentant le marché américain lui échapper au profit de la Columbia, Edison prend l’initiative de “casser les prix” et imagine le Gem, vendu seulement $ 7,50. Le temps de le “pirater”, et Pathé propose à son tour le Gaulois (la seule différence entre la machine française et l’américaine réside dans son boîtier -l’un en bois, l’autre en métal- et... dans son prix, car le Gaulois est, lui, assez cher ! Il est néanmoins merveilleusement attractif grâce à la simplicité de son utilisation).

1900... Le dirigeable du Comte allemand Zeppelin s’écrase. Plutôt que de renoncer à produire un engin aussi prometteur, l’audacieux constructeur grave dans la cire un message qu’il destine aux plus grosses fortunes de la planète, afin de l’aider à poursuivre ses travaux. Trois cents exemplaires de cet enregistrement sont expédiés aux quatre coins de la planète. Il s’agit aujourd’hui de pièces de collection avidement recherchées.

1900... L’industrie du phonographe est déjà bien structurée : cinq grandes firmes se partagent le marché mondial. Edison exploite sa propre société de phonographes, machines et enregistrements. Il est déjà en concurrence avec les firmes Columbia, Victor Recording Company (futur R.C.A.) fondée par Eldridge Johnson, un ancien collaborateur de Berliner, Pathé et Gramophone. Cette dernière compagnie s’apprête à immortaliser un bien sympathique animal.

La vedette du siècle sera, en effet, un petit chien ! Qui ne connaît le célèbre fox-terrier écoutant la voix de son maître au travers d'un cornet de phonographe. Ce chien, nommé Nipper (“gamin”, en anglais), a véritablement existé.Il appartenait à deux Anglais, les frères Barraud ; lorsque l'un d'eux mourut, Nipper sembla inconsolable et, d'après la légende, guettait en permanence le retour du maître décédé. Francis Barraud, le frère survivant, peignit le fidèle compagnon à l'écoute d'un gramophone à cylindres de marque Edison. Oeuvre de fiction, car il semble que les frères Barraud n'ont jamais enregistré leur propre voix ; ce n'est donc pas son maître que Nipper écoute, bien que le peintre ait baptisé l'œuvre His Master's Voice !

* Vous avez certainement noté qu'entre la fin de l'enregistrement et le bord de l'étiquette restent quelques centimètres carrés apparemment inexploités. Ce petit espace n'est pas inutile; il porte, gravées dans le vinyle, les références du disque et de sa matrice... ainsi que, parfois, -une habitude qui tendit à se généraliser dans les années 70- des messages discrets inscrits par le graveur. Prenez donc le soin d'examiner votre collection, vous aurez peut-être des surprises.

Le tableau, très probablement réalisé vers 1889, fut proposé à Thomas Edison, qui déclina l'offre. Le chien mourut en 1895 et l'histoire aurait dû s'arrêter là. Or, quelques années plus tard, l'Américain W. B. Owen, collaborateur d'Emile Berliner, s'installa en Angleterre afin de fonder la société Gramophone Company Limited. Informé de son existence, Barraud, désireux d'acquérir un pavillon plus performant que le précédent, se rendit au magasin de Owen muni d'une photographie de son tableau. Owen fut, lui, sensible au charme du quadrupède et offrit la somme de £ 100 pour s'en rendre propriétaire. Le 4 octobre 1899, les responsables de la société Gramophone Company Limited décidaient que Nipper, ainsi que le slogan His Master's Voice, orneraient désormais les productions de la firme. Il s'avéra néanmoins impossible d'utiliser l'œuvre telle quelle : depuis plusieurs années, en effet, Berliner essayait d'implanter le disque, au détriment du cylindre. Hors de question, dans ces conditions, d'immortaliser un cylindre... fût-il écouté par un adorable petit chien ! Barraud fut donc convié à repeindre son tableau en y intégrant, cette fois, un phonographe Berliner modèle 1897.

En France, on trouve trace de la célèbre marque déposée à l'I.N.P.I. le 20 avril 1901 par la Compagnie française du Gramophone.

Dès 1903, Nipper part à la conquête du monde, ornant, dans un premier temps, les phonographes. Ce n'est que cinq ans plus tard qu'il apparaît sur des étiquettes de disques. Au gré des contrats passés pays par pays, Nipper fut l'emblème de diverses marques : Victor, R.C.A. (ainsi que R.C.A.-Victor), H.M.V. (initiales de His Master's Voice), Deutsch Grammophon, etc... En France, La Voix de son Maître, Pathé-Marconi... Le petit chien semble passer de firme en firme ! En 1977, à l'occasion du centième anniversaire du disque, C.B.S. Columbia reprend pour son compte la célèbrissime illustration... et se retrouve traîné en justice par Pathé-Marconi. En 1991, enfin, la société (qui, entre-temps, est devenue E.M.I.) décide de supprimer le bon vieux Nipper de son sigle ; les réactions sont si virulentes que le chien réintègre rapidement les étiquettes de disques.

Disque 80 Tours du Compositeur Gabriel Parès, chaque Exemplaire est signé de sa Main, Début 20ème Siécle
Disque 80 Tours du Compositeur Gabriel Parès, chaque Exemplaire est signé de sa Main, Début 20ème Siécle.

1900... Si la vedette du siècle est le sympathique Nipper, la vedette de l'année est l'Expo ! L'Exposition Universelle de 1900 permet à Lioret de marquer des points. Son Lioretgraph n°3, qui utilise les rouleaux Eurêka pratiquement inusables, est vendu moins cher que le graphophone automatique proposé par Pathé. Dans le cadre de l'Expo, Lioret a disposé 300 de ses machines ; les badauds, pour une modeste pièce de dix centimes, peuvent découvrir la merveilleuse invention. En outre, ils peuvent assister aux premières séances de Phono-Cinéma-Théâtre. Le succès est tel qu'après la fermeture de l'Exposition, le Phono-Cinéma-Théâtre continue sa carrière en plein Paris, boulevard Bonne-Nouvelle, puis entame une tournée de plusieurs mois à travers l'Europe. L'idée sera ensuite perfectionnée par Léon Gaumont qui, en 1905, invente les phonoscènes, d'une durée maximum de trois minutes (ancêtres des vidéo clips !) et d'un principe à la fois simple et astucieux : l'artiste est filmé une première fois lorsqu'il interprète sa chanson, puis il la chante une seconde fois dans le but de post-synchroniser le film déjà réalisé. Le procédé est amélioré trois ans plus tard (1908) par les Frères Pathé dans leurs ateliers de Vincennes ; c’est le phonocinématographe.

Les Américains de Columbia ne sont pas en reste ; ils ont même, sans doute, organisé la première séance publique du 20ème siècle de “musique en relief” (l’aviateur Clément Ader réalisa les premières démonstrations stéréophoniques en 1881 et 1889, à l'occasion d'expositions de renom). Le but est d’associer le nom de Columbia à une invention de prestige. Pour cela, les ingénieurs de la célèbre firme vont tenter de présenter une invention plus prestigieuse encore que leur Graphophone Grand. C'est chose faite avec le Multiplex, présenté comme “une machine sonore dont le volume est celui de plusieurs grands instruments reproduits à l’unisson”. Les termes de la publicité du Multiplex précisent que comparer son volume sonore, par rapport aux machines déjà existant, reviendrait à comparer le bruit des chutes du Niagara au gargouillement d’une petite source ! Le Multiplex utilise un cylindre de grand diamètre (13cm) et trois têtes de lecture distantes de 10cm qui lisent simultanément trois sillons parallèles portant le même enregistrement. Par conséquent la machine est munie de trois pavillons, et le cylindre est d’une taille trois fois supérieure à celui d’une machine ordinaire. Le résultat est à mi-chemin entre la stéréophonie et la quadriphonie, les pavillons de droite et de gauche enregistrant, du fait de leur emplacement, des signaux sonores sensiblement différents de celui diffusé par le pavillon frontal.

A tous points de vue, le Multiplex Columbia est hors normes. Son prix, d’abord : à $ 1 000, il trouve fort peu d’acquéreurs (le shah d’Iran et une poignée d’autres nantis)... Ses performances, ensuite : avec ses trois pavillons et son triple cylindre, Columbia peut offrir des enregistrements d’une durée exceptionnelle de dix minutes.

Pour briller lors de cet évènement exceptionnel qu’est l’Exposition Universelle, chaque fabricant rivalise d’ingéniosité. Même Pathé, qui jusqu’alors s’était contenté de copier ce qui existait déjà, met au moins une splendide machine destinée à rivaliser avec le Multiplex Columbia, et nommée Le Céleste, dont les prouesses sonores n’ont d’égale que la beauté de la ligne (son prix, malheureusement, est lui aussi prohibitif : 1 000 francs or).

La Légion de la Garde Républicaine de Paris en Carte Postale Sonore, Année cinquante
La Légion de la Garde Républicaine de Paris en Carte Postale Sonore, Année cinquante.

Egalement présent à l’Expo, le télégraphone (robot répondeur-enregistreur téléphonique), sous forme de prototype. La dite machine, en effet, n’étant pas assurée de pouvoir, en ce début de siècle, conquérir un vaste public, il était hors de question de mettre en chantier une chaîne de montage (les abonnés au téléphone sont encore relativement peu nombreux, et ceux qui en disposent ont très certainement les moyens de se payer les services d’une secrétaire, ce qui les dispense d’utiliser un robot pour consigner les messages durant une éventuelle absence). Le télégraphone ayant été présenté à l’empereur d’Autriche François-Joseph 1er, celui-ci prononça quelques mots : “Cette invention m’a beaucoup intéressé et je vous remercie de cette démonstration”. Afin de fixer, dans le temps, cette phrase laconique mais néanmoins historique, quelqu’un, dans l’entourage de l’empereur, la compléta de la manière suivante : “Sa majesté l’Empereur a eu la bonté de faire cette déclaration dans cette machine lors de sa visite au pavillon des créations autrichiennes de l’Exposition Universelle de Paris”. Ce document, indiscutablement daté de 1900, est le plus ancien enregistrement sonore magnétique encore conservé de nos jours.